Où l'on découvre comment une jeune fille bien rangée a pris la tête du seul réseau de la Résistance actif en continu pendant toue la guerre.
- Ah ben bravo, c’est joli ce déterminisme, donc d’après toi on est perpétuellement enfermé dans ce qu’on était à 18 ans.
- Je conçois la terreur que t’inspire cette perspective, je me souviens qu’à l’époque…
- Ne change pas de sujet.
- Tu forces un peu le trait, mais enfin quand même, il y a des trajectoires.
- Je t’en ficherais de la trajectoire. Et puis pour le coup tu raisonnes comme si nous étions monolithiques. Entre les circonstances, le temps, et les différentes dimensions qu’on a tous, tu peux avoir des évolutions étonnantes. Tiens, par exemple…euh…imagine éditer des publications antisémites, et diriger ensuite le réseau le plus durable de la Résistance. C’est possible.
- Pfff, n’importe quoi. Tu n’as pas besoin d’aller aussi loin pour me convaincre.
- Et être une femme, aussi.
- Non mais essaie d’être crédible, quand même.
- Pas besoin d’essayer là. J’ai simplement besoin de sortir un manuel d’histoire.
- Tu es en train de me dire que tu parles d’une personne qui a existé ?!
- Absolument. Dans le genre trajectoire imprévisible, elle se pose là.
- Je t’en prie, déroule.
- Imagine, nous sommes dans une famille bourgeoise catholique du début du siècle.
- Le 20e, j’imagine.
- Ben oui, évidemment, ne sois pas vexant. En 1909, donc, naissance de Marie-Madeleine Bridou. Elle grandit à Shanghai, où son père est sous-directeur des Messageries Maritimes.
- Dis-moi que tu connais le prénom de M. Bridou, s'il-te-plaît.
- Non. En revanche je peux te préciser qu’il est également correspondant local du contre-espionnage français, qui sait, ça aura peut-être une influence sur sa fille. Marie-Madeleine est ensuite envoyée en pension à Paris, au très recommandable Couvent des Oiseaux, où elle reçoit une éducation traditionnelle exemplaire et apprend à jouer du piano à un haut niveau.
Pfff, je sens que ce qu’il lui est arrivé de plus dramatique c’est le jour où deux pages de la partition étaient collées. Ça sent l’histoire sans aucun intérêt.
De façon assez logique, elle épouse un officier, le colonel Edouard Meric.
- Rien de très surprenant jusque-là. On pourrait parler d’une forme de trajectoire toute tracée.
- Pas tant que ça, quand même. Méric est positionné au Maroc, où Marie-Madeleine s’ennuie ferme. Elle le quitte donc, et revient à Paris avec ses deux enfants. Et sans divorcer formellement.
- Pas très très convenable ça. Le divorce non plus, remarque.
- Je te laisse débattre de cette épineuse question morale. Marie-Madeleine travaille à Radio-Cité, où elle fait notamment une émission avec Colette. En 1936, elle fait la connaissance de deux officiers supérieurs, qui se connaissent depuis l’Ecole de guerre et travaillent au ministère.
- Décidément.
- Ça cadre complètement avec ses fréquentations. Il s’agit de Charles de Gaulle et Georges Loustaunau-Lacau. J’imagine que je n’ai pas trop besoin de m’étendre sur le premier, je vais peut-être t’en dire un peu plus sur le second.
- Je t’en prie.
- Loustaunau-Lacau appartient au cabinet du maréchal Pétain.
- C’est un de ses…quel est le mot, déjà, collaborateurs.
- De fait. Ils sont également devenus amis. Loustaunau-Lacau est également, admirateur de Franco, pour le moins conservateur, anti-communiste et anti-allemand.
- Bien bien.
- Antisémite, aussi. Globalement, d’extrême-droite, quoi.
- Je crois qu’on peut dire ça.
- Loustaunau-Lacau cherche à unir la droite et l’extrême-droite contre le Front populaire, et constitue un réseau de renseignements clandestin au sein de l’armée pour y identifier et éliminer les communistes, le réseau Corvignolles.
- Un officier d’extrême-droite qui monte un réseau de renseignement clandestin au sein de l’armée ? Je l’aime déjà beaucoup, celui-là.
- Marie-Madeleine aussi, figure-toi. Ils deviennent amants, alors qu’elle n’est pas divorcée et que lui est bel et bien marié.
- Permets-moi d’avoir une pensée pour la Mère supérieure des Oiseaux.
- Ça ne sera pas la première fois. Loustaunau-Lacau a monté un groupe d’édition, la Spirale, et Marie-Madeleine devient secrétaire générale de ses publications. Qui comme tu peux t’en douter promeuvent ses idées, notamment à travers l’Ordre National.
- Le titre annonce la couleur, j’imagine le caractère licencieux.
- En 1938, Loustaunau crée l’Association de défense de la nation, une organisation pour faire interdire le PC. Mais la même année, il se fait virer de l’armée, qui l’avait repéré et suivait ses activités en son sein.
- Oh, non. Je suis très très triste de l’apprendre.
- Ça ne dure pas trop longtemps, il est réintégré après la déclaration de guerre. Loustaunau, suivi par Marie-Madeleine, rejoint Vichy en août 40. Au passage, Marie-Madeleine n’est pas convaincue par Pétain, qu’elle voit surtout comme un ambitieux. Elle lui en veut d’avoir appelé à la cessation des combats. Loustaunau-Lacau prend la tête de la délégation générale à la Légion des Combattants, qui regroupe tous les anciens combattants. A ce titre, il met en place un foyer d’entraide pour les soldats démobilisés, financés par le régime. C’est Marie-Madeleine qui en assure la gestion.
- Oui, bon, quitte à travailler dans l’administration vichyste, j’imagine qu’une organisation et un hospice d’anciens combattants ne sont pas ce qu’il y a de pire.
- Non. Et puis surtout, c’est un point de départ.
- Pour quoi ?
...