Où l'on découvre qu'il est plus que temps de parler davantage d'un authentique héros qui a oeuvré chez nous mais reste largement méconnu.
- Tu sais quoi, ça me désole.
- Quoi donc ?
- La méconnaissance que nous pouvons avoir de notre propre patrimoine.
- Allons bon, tu es tombé amoureux d’une vieille pierre ignorée ?
- Pas d’une veille pierre, d’une figure authentiquement héroïque, célébrée comme telle, qui a œuvré chez nous il n’y a pas si longtemps, et qui est pourtant largement inconnue.
- Ah oui ? Vas-y, je t’écoute.
- Il faut que je te parle de Mendes.
- Ah ! Bien. Eva ou Sam ? L’une n’a pas eu pour l’instant la carrière qu’elle mérite, l’autre est capable de faire de très bonnes choses tant qu’on lui interdit de toucher à James Bond.
- Ah oui ça vraiment c’était la pire idée de l’histoire de la franchise.
- Deux fois, en plus.
- Merci de ne plus en parler.
- Ca exclut que ce soit lui, mais avec toute l’affection que j’ai pour elle qualifier Eva Mendes de figure authentiquement héroïque me semble quand un chouïa exagéré.
- Je crains qu’il y ait malentendu.
- Il fallait du courage pour tourner dans Once upon a time in Mexico ou Ghost Rider, mais c’est quand même pas de l’héroïsme pour autant.
- Stop, ça suffit ! Je ne parle pas d’Eva Mendes.
- Mais…
Une autre fois.
- Je suis certain que c’est une fille très bien, mais autant que je sache elle reste une héroïne de fiction. A la différence d’Aristides de Sousa Mendes do Amaral e Abranches.
- Wooow, ils sont combien là-dedans ?!
- Il va être question de famille nombreuse, mais là on n’a affaire qu’à un seul individu. Aristides de Sousa Mendes pour faire (relativement) court. C’est un Portugais, comme tu t’en doutes, de même que tu peux certainement imaginer qu’il nait dans une famille aristocratique. Lui et son frère jumeau César (etc. etc.) viennent au monde en juillet 1885, dans un milieu plutôt privilégié. Ils suivent des études de droit du meilleur niveau, puis intègrent tous les deux le corps diplomatique au moment de la proclamation de la République portugaise en 1910. Aristides occupe ainsi des postes à Zanzibar, au Brésil, à San Francisco, en Espagne, puis en Belgique, avant d’être nommé consul général à Bordeaux en 1938.
- C’est quoi cette balustrade pas finie, Aristides ?
- Ne vous inquiétez pas ma chère, je connais un maçon.
- Pas mal.
- Oui, enfin notons que César fait mieux, puisqu’il arrive au sommet de la hiérarchie. Il devient ministre des Affaires étrangères en 1932, dans le gouvernement d’Antonio de Oliveira Salazar. Il n’y reste qu’un an, avant de reprendre un poste d’ambassadeur en Pologne.
- César c’est celui qui a réussi.
- On reviendra sur son passage au gouvernement, mais le fait est qu’Aristides a un parcours moins fluide. Il doit ainsi quitter son poste aux Etats-Unis après des accusations selon lesquelles il insistait lourdement pour que les membres de la communauté lusophone contribuent à une association caritative, ce qui conduit les autorités américaines à lui retirer son accréditation. Toujours est-il qu’en 1938, Aristides, alors père de 14 enfants, ayons une pensée pour son épouse, s’installe au consulat de Bordeaux.
Tous les enfants ne rentraient pas dans le cadre.
Ce qui signifie qu’il a autorité sur ceux de Toulouse et Bayonne. Il y adopte le style de vie français. Il est d’un tempérament jovial…
- C’est pas très très français ça quand même.
- Admettons. Mais il aime le vin, il aime la bonne chère, il aime les chansons populaires locales qu’il entonne lui-même souvent.
- Mouais.
- Et il prend une maîtresse.
- Voilà, mieux. Un vrai effort d’intégration.
- Qui au printemps 44 est enceinte de son 15e gamin.
- Il est jovial, en effet.
- En tant que consul, Aristides doit comme ses collègues s’occuper des délivrances de visas. Et c’est une mission qui va prendre une importance toute particulière en 1939.
- A cause de la Guerre ?
- Précisément. Elle provoque une hausse des demandes de visas portugais, d’abord de la part de Juifs et opposants politiques au fascisme réfugiés en France, y compris des républicains espagnols. Mais le 11 novembre 1939, Salazar adresse à l’ensemble du corps diplomatique la circulaire n°14 pour refuser l’entrée au Portugal à tous les étrangers « indésirables ». Les visas doivent être validés par le ministère pour certaines catégories de demandeurs. Il convient en d’éviter les abus et facilités.
- J’ai quelques idées, mais quelles sont les catégories en question ?
- Les personnes dont la citoyenneté est « indéfinie, contestée, ou en litige ». Autrement dit les apatrides, les Russes, les Juifs expulsés des pays où ils résidaient ou dont ils détenaient la nationalité, les détenteurs de passeports Nansen, et tous ceux qui ne peuvent retourner librement dans le pays d’où ils viennent.
- Euh, c’est quoi un passeport Nansen ?
- Ce sont des passeports délivrés par la Société des Nations à travers son Haut-commissariat pour les réfugiés, et mis en place à l’initiative de celui qui occupait la tête de ce dernier en 1921, le Norvégien Fridtjof Nansen. Ils sont initialement conçus pour les réfugiés russes « blancs », qui ont fui l’Union soviétique et dont cette dernière a révoqué la nationalité, puis sont également par la suite délivrés aux Arméniens qui fuient le génocide de 1924 et aux minorités qui partent de l’ex-empire ottoman. En tout, 450 000 passeports Nansen sont délivrés entre 1922 et 1939. La conception de ce dispositif vaudra le Nobel de la Paix à Nansen.
- Pour dire les choses clairement, Salazar ne tient pas particulièrement à recevoir chez lui les Juifs, antifascistes, et autres adversaires du nazisme.
- Non, et ça va à l’encontre des principes d’Aristides. Il répugne à demander à ceux qui sollicitent un visa s’ils sont juifs, il considère que limiter les délivrances de cette façon est inhumain, et que ces consignes sont illégitimes. Il commence donc, sur une base individuelle, à délivrer des visas à des réfugiés juifs autrichiens ou républicains espagnols, sans demander la validation à Lisbonne, ou en la faisant parvenir après que la personne a passé la frontière.
- Et il a bien raison.
- Oui, mais il se fait gauler, et reçoit du ministère un sévère rappel à l’ordre. Il s’agit d’une violation sérieuse des règlements, et si on l’y reprend il aura droit à un procès disciplinaire pour désobéissance flagrante. Aristides en est d’autant plus conscient qu’il sait pertinemment que les autorités diplomatiques portugaises l’ont dans le collimateur.
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