De toutes les affaires criminelles que le 17e siècle aura connues, celle dite des Poisons ressort par son ampleur, par sa durée et par des révélations qui éclaboussent la Cour, jusque dans l’entourage de Louis XIV. Au centre de l’affaire, un personnage ressort : « la femme Monvoisin », dite la Voisin. Messes noires, maléfices et meurtres d’enfants
Le Grand Siècle (le 17e, en gros) sent le soufre et le paradoxe. D’un côté, Descartes, l’essor des sciences et des premières académies royales. De l’autre, une religiosité qu’on qualifiera gentiment d’exacerbée. Les grands affrontements religieux du 16e siècle se prolongent dans la foulée d’une Contre-Réforme qui a laissé la part belle à l’exaltation et au mysticisme. On croit en Dieu comme au Diable, à la magie blanche comme à la magie noire. L’époque oscille entre l’obscurité des maléfices et la lumière de la Raison ; en 1751, dans son Siècle de Louis XIV, Voltaire écrira pour décrire cet entre-deux : « L’ancienne habitude de consulter les devins, de faire tirer son horoscope, de chercher des secrets pour se faire aimer subsistait encore parmi le peuple et même chez les premiers du royaume (...)
Qui dit crédules, dit escrocs : « [tous] s’étaient fait un revenu de la curiosité des ignorants qui étaient en très-grand nombre. Ils prédisaient l’avenir ; ils faisaient voir le diable », ajoute le même Voltaire. Le siècle du Roi Soleil regorge de charlatans, de tireuses de cartes et de prophètes, de mages et d’enchanteurs, de sorcières et de faux abbés.
Méfiez-vous de leur air bonhomme.
On lit dans les entrailles et dans les astres, on se frotte à la chose alchimique, on concocte philtres et potions pour cajoler la chance, favoriser une guérison, se débarrasser d’un enfant non souhaité — et bien sûr donner la mort. « Du temps de la Voisin et de la Brinvilliers, ce n’était qu’empoisonneurs », dixit Saint-Simon.
L’affaire dans l’affaire
Avant la Voisin, c’est en effet la Brinvilliers qui stupéfie son époque. Des empoisonneuses, le royaume en a connu d’autres — mais une marquise qui se vante elle-même d’avoir intoxiqué son père et ses deux frères, des personnages haut placés au Châtelet et au Parlement de Paris, c’est nouveau. Après des années de cavale, l’aristocrate est finalement arrêtée dans le couvent hollandais où elle se cache. Le 17 juillet 1676, la marquise de Brinvilliers est décapitée en place de Grève, mais le mal est fait : les noms cités remontent incroyablement haut — l’entourage royal, rien que ça.
L’affaire éclabousse d’autant plus la Cour d’autant plus compromise que les crimes d’empoisonnement se multiplient vers la fin des années 1670, dopées par les progrès de la pharmacopée et la relative banalité de certaines substances toxiques, astucieusement surnommées « poudres de succession ». Cette magnifique langue de pute qu’est Madame de Sévigné s’en amuse ouvertement : dans une lettre, la marquise évoque « l’atmosphère empoisonnante, clin d’œil clin d’œil [1] » qui règne dans le royaume.
Le roi inquiété
Mais les scandales, c’est comme les trains : si le premier vous rate, le deuxième n’est jamais loin. Quelques semaines à peine après le rapide démontage en deux parties de la Brinvilliers, tadaaaaa : une nouvelle affaire commence.
Cette fois, c’est Madeleine Gueniveau, demoiselle La Grange, qui se retrouve à son tour accusée de meurtre, toujours au moyen du poison, et ce qui aurait pu ne rester qu’une banale affaire criminelle rebondit lorsque l’enquête paraît mettre en évidence un vaste réseau d’enchanteurs, de prêtres défroqués, d’alchimistes et de devineresses. Dans ce petit monde interlope, on se procure des substances toxiques — arsenic, antimoine, venin de vipère, ciguë, aconit ou belladone — et crapauds vivants. Tout un arsenal qu’on peut se procurer chez les apothicaires [2] ou sous le manteau.
Momifiés, ça marche aussi, apparemment.
Les enquêteurs du Châtelet ne sont pas du genre à s’affoler pour autant – ils en ont vu d’autres, et l’affaire serait restée une note de bas de page dans l’histoire pénale française sans un petit coup de théâtre de derrière les fagots [3]. Au cours d’un interrogatoire serré, La Grange lâche une petite bombe : le roi serait ciblé. Pire, une lettre mystérieuse parait confirmer la menace : en septembre 1677, une main anonyme dépose un billet inquiétant dans un confessionnal de l’abbaye des Jésuites de la rue Saint-Antoine — le texte évoque une « poudre blanche, que vous voulez mettre sur la serviette de qui vous savez ».
”J’en suis”.
Pour les enquêteurs, ce « qui vous savez » ne peut désigner qu’une personne : le Roi Soleil, 39 ans cette année-là. L’affaire est trop grave pour être prise à la légère et la Couronne met son meilleur homme sur l’affaire : Nicolas de La Reynie, lieutenant général de police de Paris.
De fil en aiguille, ses enquêteurs et lui finissent par identifier d’autres noms : Marie La Bosse, Marie Vigoureux, autant de « devineresses » qui se vantent de pratiquer les arts magiques sans trop s’en cacher, et d’en tirer des poisons mortels et indétectables. Un soir, une poucave de la police entend Marie Vigoureux jeter : « Quel beau métier ! Quelle clientèle ! Je ne vois chez moi que duchesses, marquises, princes et seigneurs ! Encore trois empoisonnements et je me retire, fortune faite ! » Rapidement arrêtée, l’imprudente jette le nom de ses complices en pâture aux agents de Châtelet — un surtout : Catherine Deshayes, dite la Voisin.
De cette femme de joailler qui frôle la cinquantaine, on dirait aujourd’hui qu’elle est défavorablement connue des services de police pour des soupçons d’avortements [4] et de sorcellerie. La femme Voisin est bavarde qu’elle avoue stupéfient les enquêteurs : au fil des interrogatoires, La Reynie commence à tirer les fils d’un réseau qui n’en finit pas de s’étendre au fil des interrogatoires de la Voisin et de ses complices — le policier évoque un « prodigieux amas de procédures criminelles ». Des centaines de noms émergent — 400 en tout, certains venus des bas-fonds, d’autres moins.
Sidéré, La Reynie découvre que de grands personnages sont impliqués dans une invraisemblable galaxie de crimes qui mélangent allègrement messes noires, convocations démoniaques, poudres blanches et meurtres rituels — on parle de crucifix renversés, de sacrifices à Satan, d’offices macabres où l’assistance parodie la Sainte Eucharistie en dévorant les chairs et en buvant le sang de nourrissons assassinés. Les noms cités sont effarants — des marquis, des comtes, des duchesses. En parlant, la Voisin éclabousse jusqu’aux marches du trône.
Rumeurs et murmures
Hautement sensible, l’affaire échappe au traitement pénal ordinaire. Le 7 avril 1679, le Roi Soleil crée une chambre spéciale qui siège à l’Arsenal, près de la Bastille. Conçue pour intimider les témoins, le décor de la salle qui les attends croule sous les vastes tentures noires et les flambeaux. La « commission spéciale » y gagne un surnom inquiétant, la Chambre Ardente. La Voisin et ses complices y défilent pour enchainer des révélations qui dépassent l’entendement.
Très vite, la Voisin reconnait des empoisonnements, comme elle admet une série de crimes qui touchent à l’ésotérisme et à la sorcellerie. Messes noires, infanticides, nourrissons égorgés, pentacles et sortilèges, tout y passe dans un vaste fatras ésotérique qui ne fait rire personne — après tout, si Dieu existe, Satan aussi. En trois ans, la Chambre Ardente interroge 442 personnes et fait arrêter 367 suspects. Pour se protéger, bien des accusés convoquent le nom de leurs protecteurs... dont certains sont très haut placés. En coulisses, c’est aussi l’affrontement des grands qui se joue : Louvois ne se prive pas de glisser au roi que tout de même, tous ces personnages semblent bien proches de son grand adversaire, Colbert, je dis ça je dis rien, ta Majesté.
La calomnie fonctionne : le duc de Luxembourg, maréchal de France et grand soldat devant l’Éternel, se retrouve embastillé un beau matin — il y restera quatorze mois.
La Reynie ne se fait évidemment pas que des amis dans l’affaire. Son enquête implique un petit monde qui n’a pas franchement l’habitude qu’on se penche sur ses petites obsessions. Lorsque la duchesse de Bouillon doit faire face à la Chambre Ardente, sa colère éclate : lorsque La Reynie lui demande si elle a croisé le Diable chez ses devins, la jeune femme lui répond en le fixant droit dans les yeux qu’elle le voit « en ce moment même, déguisé en conseiller d’État, et qu’il est fort laid et fort vilain ».
« Ses cendres sont en l’air présentement »
Le mot fait sourire, mais le Roi Soleil n’est pas franchement amusé par une affaire qui commence à le dépasser. Le souverain est assez observateur pour constater que la Voisin — comme les autres — n’apporte pourtant aucune preuve tangible à l’appui de ses dires. Attention : que certaines séances sulfureuses se soient bel et bien tenues, aucun doute. Mais les éléments matériels manquent, en tout cas suffisamment pour pouvoir condamner les grands du royaume. La plupart sont innocentés ; les plus impliqués — une vingtaine — sont discrètement incités à s’exiler sur leurs terres, voire à l’étranger.
L’indulgence royale ne s’étend curieusement pas à la Voisin. Condamnée pour sorcellerie, l’empoisonneuse est conduite en place de Grève, le 22 février 1680, au milieu d’une foule hystérique. La suite est racontée par un témoin direct, Madame de Sévigné — oui, encore. « À cinq heures, on la lia et elle parut, habillée de blanc : c’est une sorte d’habit pour être brûlée. Elle était fort rouge, et l’on voyait qu’elle repoussait le confesseur et le crucifix avec violence. À Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer l’amende honorable, et à la Grève elle se défendit, autant qu’elle put, de sortir du tombereau : on l’en tira de force, on la mit sur le bûcher, assise et liée avec du fer ; on la couvrit de paille ; elle jura beaucoup ; elle repoussa la paille cinq ou six fois ; mais enfin le feu s’augmenta, on l’a perdue de vue, et ses cendres sont en l’air présentement. »
Alors qu’on sait tous qui a vraiment fait le coup.
Vengeance posthume
Mais l’ombre de la Voisin continue pourtant de porter. Interrogée à son tour, la fille de l’empoisonneuse met à parler et confirme à La Reynie que sa mère avait reçu plusieurs visites d’un personnage de premier plan : Madame de Montespan, la favorite du Roi Soleil. Trois fois, la Montespan aurait participé à des messes noires célébrées par un occultiste notoire, l’abbé Guibourg, dans l’idée de s’assurer de l’amour et de la fidélité de Louis XIV. Trois fois, la favorite aurait été barbouillée du sang d’un nourrisson égorgé pour elle.
Pire, elle en aurait prélevé quelques gouttes pour les placer dans la nourriture du roi.
Ce que confie Marie-Marguerite Voisin à la Cour reste évidemment sujet à caution, et pour cause. Fou de rage, le Roi Soleil ordonne à ses magistrats de ne rien consigner sur les registres officiels— tout doit être noté sur des feuilles volantes qui lui sont remises en mains propres, puis rangées dans une petite cassette de fer que le roi conserve dans ses appartements. Un peu plus tard, Louis XIV ordonne même à la Chambre d’oublier tout ce qui touche de près ou de loin à sa maitresse.
L’intervention royale vide l’affaire de sa substance. Les seconds couteaux portent le chapeau pour tout le monde et deux ans plus tard, le Roi Soleil dissout une Chambre Ardente qui aura tout de même fait exécuter 34 condamnés.
Rupture pénale
Les crimes de la Voisin ne sont pas négligés pour autant. Dans un édit fameux « pour la punition des empoisonneurs, devins et autres », le roi proscrit la vente « d’insectes vénéneux comme serpents, crapauds, vipères et autres », et régule le commerce de substances dangereuses comme l’arsenic, dont la vente est strictement encadrée — c’est une des racines de la législation moderne sur les drogues et les médicaments.
Mais le même édit s’attaque aussi aux « sorciers » en visant les « devins, magiciens et enchanteurs » qui « sous prétexte d’horoscope et de divination, et par le moyen des prestiges et opérations des prétendues magies et autres illusions semblables auraient surpris personnes ignorantes ou crédibles qui s’étaient insensiblement engagées avec eux ».
Le texte marque une rupture dans la pensée pénale : en parlant de « prétendue » magie, le roi remet directement en cause la réalité même du crime de sorcellerie. Une première depuis des siècles. C’est peut-être subtil, mais ça change tout. Les pratiques occultes ne sont pas redoutables en raison de leurs effets réels, mais de leur influence. L’édit de 1680 signe pourtant la fin d’un monde où la sorcellerie semblait une réalité évidente.
Si la Voisin reste la dernière femme brûlée vive en France pour sorcellerie[5], le dernier acte de l’affaire des Poisons, lui, se joue trente ans plus tard. En 1709, le Roi Soleil alors septuagénaire décide de brûler lui-même les fiches conservées dans la fameuse cassette de fer qui abritait le détail des crimes dont on avait osé accuser sa maitresse. On n’est jamais trop prudent.
[1] Non, ça c’est nous qui ajoutons.
[2] Oui, les crapauds vivants sont en vente libre.
[3] Vont resservir, les fagots, quittez pas.
[4] À son procès, la Voisin reconnait les faits et affirme avoir « « brûlé dans le four ou enterré dans son jardin » les corps de plus de 2 500 enfants nés avant terme.
[5] Sorcellerie ET empoisonnement. Brûlée en 1679, Péronne Goguillon n’avait eu à répondre que du crime de sorcellerie, ce qui explique pourquoi elle est parfois citée comme la dernière.