Le dernier bûcher du Léman

Rares sont les « sorcières » qui peuvent se vanter d’avoir une rue à leur nom. C’est le cas de Michée Chauderon, dont un petit chemin porte aujourd’hui le nom à Genève, pas loin de quatre siècles après sa exécution - la dernière de Suisse, et l'une des dernières d'Europe.

Il faut du temps pour consumer un corps - nous demandez pas comment on le sait, mais promis, c’est une galère pas possible. Tenez, Genève, 1652 : ce n’est que dans la soirée du 6 avril que le bourreau de Genève peut enfin rentrer chez lui, le cher homme - enfin presque. Il lui reste à balayer ce qui reste de la condamné qu’il a pendue plus tôt dans la journée avant de brûler la dépouille — des cendres, des dents, quelques os calcinés. Il ne lui reste plus alors qu’à se balader avec sa petite pelle jusque vers les bords de l’Arve, la petite rivière qui se jette un peu plus loin dans le Rhône. Les poussières et les fragments se perdent dans l’eau courante : Michée Chauderon, hérétique et sorcière, n’est plus — mieux, son corps est effacé de ce bas monde. P

L’exécution marque plus la petite cité genevoise, 13 à 15 000 âmes environ. Michée Chauderon n’est certes pas la première à finir ses jours sur le bûcher de Plainpalais — au cours des cent dernières années, 70 condamnés l’ont précédée pour le même crime, majoritairement des femmes. Mais c’est la première sorcière exécutée depuis 26 ans. C’est aussi la dernière de l’histoire de Genève.

Domestique et guérisseuse

Le jour de sa mort, Michée Chauderon affiche à peine cinquante ans au compteur, pour ce qu’on en sait. Genevoise d’adoption, Michée a vu le jour vers 1602 ou 1603 en Savoie, dans le Faucigny. La région est trop pauvre pour nourrir une population qui émigre pour trouver du travail aux alentours et notamment sur les bords du Léman - comme quoi c’est pas d’aujourd’hui, les frontaliers qui partent bosser en Suisse. Michée Chauderon fait partie du lot : vers 1620, la jeune femme rejoint Genève, cité protestante et surtout indépendante. La ville est une cité-État, une République qui finira par rompre ses derniers liens avec le Saint-Empire romain germanique au lendemain des traités de Westphalie, en 1648.

Michée Chauderon est sans doute à cent lieues de s’en soucier. La Savoyarde cherche surtout à survivre en enchainant les places de servante, une position courante pour une jeune femme qui ne sait ni lire ni écrire. Son parcours n’a rien d’original à Genève, dont un habitant sur trois vient d’ailleurs. La population fluctue au gré des vagues d’immigration comme des épidémies de peste qui frappent régulièrement la cité après 1628.

La justice de la cité protestante s’intéresse une première fois à la catholique Michée Chauderon en 1639. A 37 ans, la domestique n’est pas mariée, une bizarrerie qui lui vaut des poursuites pour « paillardise » — pour le dire autrement, une relation charnelle hors mariage. Deux, même : enceinte d’un laquais qui s’est tué dans une chute, Michée Chauderon s’est ensuite rapprochée d’un paysan du coin, Louis Ducret, un « remueur de terre » - toujours sans mariage. La justice genevoise ne plaisante pas avec les bonnes mœurs : le couple est tout bonnement rejeté loin des murs, banni de la petite République.

L’enfant ne survit pas. Michée et Louis convolent ensuite, mais la cité ne leur rouvre pas pour autant ses portes ; c’est en clandestin que le couple s’installe à nouveau aux abords de la ville. Louis Ducret n’en profite guère : le malheureux est emporté par une vilaine « fièvre suffocante » en 1646. Pour Michée Chauderon, c’est la fin du peu de stabilité dont elle pouvait bénéficier. Pour vivre, l’ancienne servante se fait blanchisseuse, un métier épuisant. Michée Chauderon fait bouillir les draps, le linge et les linceuls. Elle lave aussi les linges des accouchées. Et comme on parle entre femmes, elle donne quelques conseils. Rien de bien compliqué, mais la Savoyarde se fait une vite une réputation de femme de bon conseil dans les faubourgs. Les pauvres apprécient ses petites recettes. Elle ignore sans doute le mot latin qui désigne les herbes médicinales, les simplicis herbae, mais Michée Chauderon connaît les simples, les plantes qui font du bien, qui apaisent ou qui soulagent les douleurs. Elle sait aussi masser les corps abimés, la maladie ne lui fait pas peur. La veuve Chauderon ne peut sans doute pas grand-chose contre la peste qui ravage les faubourgs, mais elle a le mérite d’être présente.

En 1650, pourtant, les choses se gâtent brutalement. Une voisine accuse Michée Chauderon de lui avoir volé un chandelier — de fait, on le retrouve au fond d’un tas de linge blanchi. La veuve a beau protester qu’elle n’y est pour rien, sa réputation s’abime et la réputation, c’est tout ce qu’on a quand on ne possède rien, au 17e siècle. Le bruit commence à courir que la blanchisseuse en veut à la dénonciatrice, assez pour avoir jeté un sort à son fils.

Au printemps 1652, plusieurs femmes se livrent à d’autres accusations gravissimes : par ses maléfices et ses potions, la blanchisseuse aurait livré deux jeunes femmes au démon. D’ailleurs, on l’a vu partager ses repas avec elles, boire dans le même gobelet. La soupe était ensorcelée, c’est certain — comment expliquer sinon que les deux jeunes femmes ne quittent plus leur lit, saisies de fièvre ?

Tout le paradoxe, c’est qu’on traine alors Michée Chauderon au chevet d’une des deux malades pour qu’elle… la soigne, avec la mixture qu’elle sert à qui le demande depuis des années — une soupe au gros sel. Mais rien ne se passe comme prévu : lorsque Michée s’approche, la patiente sort de sa torpeur pour entrer dans une invraisemblable fureur. Par sa bouche, les démons qui la possèdent hurlent et saluent “maîtresse Chauderon”. Saisie, Michée s’enfuit en protestant qu’elle n’a rien à voir avec ces servants du Diable. Un mot court dans les ruelles — “sorcière”.

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En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

Par En Marge

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