En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
18 avr. · 14 mn à lire
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On ouvre le bal

Il est temps de faire les présentations.

Coucou c’est nous

Bienvenue à bord !

Nous sommes ravis de vous accueillir sur En Marge. Installez-vous, l’idée c’est de vous faire passer un bon moment à vous présenter des histoires…un peu marginales, par définition, de la façon la plus agréable possible.

Nous nous proposons donc de débarquer dans vos boîtes mail. A quel rythme ? Pour commencer, histoire de faire connaissance, ce sera deux fois par semaine, avec dès la semaine prochaine un article original et un billet tiré des archives chaque semaine (on a un peu d’historique). Et le tout complètement gratuit. On a prévu de garder ce rythme jusqu’en septembre, à ce moment nous passerons certainement à une formule payante pour un article original par semaine.

On se donne 5 mois pour vous rendre accrocs, quoi. On ne vous prend pas en traître.

Cette semaine, outre la présente bafouille, nous commençons donc à vous  proposer le best-of de ce qu’on a déjà pu faire par le passé. Histoire de vous rappeler de bons souvenirs si vous nous lisiez ailleurs, ou de vous donner envie de le faire ici. Et on commence avec deux histoires de derrière les fagots, l’une consacrée à un doux dingue de scientifique comme on les aime, l’autre consacré à un homme qui n’aimait pas trop : le cul.

Abonnez-vous, parlez-en à vos amis, inscrivez les collègues que vous n’aimez pas, faites-vous plaisir…

Pour nous contacter, le plus efficace est en général de passer par Twitter : https://twitter.com/Blog_EnMarge

Les présentations sont faites, il n’y a plus qu’à se lancer…

- Tu as fait quoi de la bouteille de champagne ?

- Tu te poses sérieusement la question ?

- Tu ne l’as pas bue quand même ?

- C’était son destin, tu sais. Mais je tiens à te féliciter, très bonne initiative d’avoir pensé aux bulles. Non fais pas la tête, je t’ai gardé une coupette.

- Mais enfin ! Mais non ! C’était pour la lancer sur la quille, au moment de lancer le fier vaisseau, parti voguer sur les flots de l’aventure.

- C’est un lancement en ligne, on est pas sur le port là.

- Mais j’avais même trouvé une marraine…

- Rassure-moi, c’était pas elle dans le gros gâteau ? J’ai trouvé qu’il sentait bizarre à la cuisson, aussi…

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Satan chimiste

– C’est quoi, ton bouquin ?

– Un traité de démonologie médiéval.

– Ah. Je dois m’inquiéter ?

– Si je commence à abuser des bougies bien coulantes et à dessiner un pentacle avec du sel dans le salon pour invoquer Pazuzu, oui. Mais c’est plutôt chiant, dans l’ensemble.

– Et faut tout de même admettre que ça reste des pratiques d’un autre âge.

– Alors…

– Quoi, tu vas encore me sortir un démonologue contemporain, c’est ça ?

– Oh non.

– Me semblait bien.

– Plusieurs démonologues.

– Tu m’énerves.

– Dont un chimiste sans qui on n’en serait pas où on est en termes d’exploration spatiale.

– Un scientifique qui se tripote l’occulte ? Sérieusement ?

– Très sérieusement. Tu as entendu parler de Jack Parsons ?

– Jamais.

– Pas étonnant, tout le monde a tendance à regarder ses pompes quand on parle de son rôle dans les programmes spatiaux américains, dont il a pourtant été un des pionniers.

– Ben c’est-à-dire que s’il tentait de les faire voler avec des incantations, leurs bousins, ça peut se comprendre.

– Mais c’est très exactement ça.

– Ah.

– Dans sa tête, en tout cas. On est partis ?

– Three… Two… One… Ignition.

– Parsons est né à Pasadena en 1914, pas loin de Los Angeles. Papa se barre mais maman roule sur l’or ou à peu près, ce qui permet au petit Jack de connaître une enfance aisée et plutôt heureuse – enfin jusqu’au collège où ça commence çà tourner au vinaigre.

– Pourquoi ?

– Parce que Jack commence à se faire harceler. Toute la gamme du bon gros bullying y passe : on lui reproche d’avoir des manières de fille et de passer son temps dans les bouquins. Et comme sa mère est divorcée, je te passe ce qu’il peut entendre à son sujet à longueur de temps… Bien sûr, ça ne fait que renforcer la nature plutôt solitaire de Jack, qui passe effectivement son temps à bouquiner de tout, avec une prédilection pour tout ce qui touche à la mythologie, aux légendes arthuriennes, aux contes orientaux… Il commence aussi à se frotter à quelques premiers rituels cabalistiques dans sa chambre.

– Ce n’est pas franchement le premier ado à jouer à se faire peur avec une planche Ouija.

– D’autant que ça reste timide. Mais disons qu’il y prend goût, à ces premières excursions vers l’occultisme entre deux lectures de SF : H. G. Wells, Jules Verne… Tous les grands classiques y passent, mais c’est surtout la lecture des pulps comme Amazing Stories ou Astounding and Amazing qui le fascine. Des illustrés à trois sous, truffés de récits d’aventure et d’expériences scientifiques plus ou moins crédibles. Et tu sais ce qui fait fureur dans les années 20, dans ce type de publications pour teenagers ?

– Les jeunes femmes relativement dénudées ?

« Tout le monde s’habille comme ça, dans l’Empire de Jegga. »« Tout le monde s’habille comme ça, dans l’Empire de Jegga. »

– … Alors oui, ça joue beaucoup sur le côté « tiens, cette extra-terrestre humanoïde semble avoir opté pour une combinaison spatiale essentiellement composée d’un soutien-gorge ». Mais il y a aussi des fusées. Beaucoup de fusées. Et de fait, ce genre d’engins tient encore de la pure science-fiction au tout début des années 30. Aucun scientifique américain sérieux ne s’intéresse à un sujet classé à la rubrique imaginaire. Aucun laboratoire ne travaille sur le sujet, aucun programme de recherche ne finance encore la moindre recherche autour des fusées.

– Il n’y a pas déjà des expériences ?

– Si, en Russie, en Allemagne et en France, on a commencé à travailler sur des engins capables d’aller nettement plus haut que les avions. Mais les Etats-Unis s’en cognent royalement. Les fusées restent un loisir de gamins qui font joujou avec des modèles en balsa ou en carton truffés de poudres noires.

– Soit exactement ce que fait Parsons, j’imagine ?

– Bien vu. Avec un de ses rares amis, Ed Forman, il écume les terrains vagues de Pasadena en faisant péter des engins plus ou moins foireux. Le duo prend ça au sérieux, ceci dit : ils ont même commencé par l’essentiel, c’est-à-dire par s’imaginer une devise.

– C’est essentiel, ça ?

– Mais évidemment. En latin et tout, en plus, la devise : « per aspera ad astra », soit « par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles ». Bon, cela dit, son enthousiasme fait parfois franchir certaines bornes à Jack. A quinze ans, pour bien montrer à sa mère qu’il n’a pas du tout envie de suivre sa scolarité dans le lycée militaire où elle vient de le flanquer, il fait exploser les chiottes.

« Quand il m’a dit ‘je vais exploser vos chiottes’, je m’attendais à beaucoup de choses mais pas à ça… »« Quand il m’a dit ‘je vais exploser vos chiottes’, je m’attendais à beaucoup de choses mais pas à ça… »– C’est radical.

– Et ça marche, il est exclu séance tenante. Par la suite, ça se complique : la crise de 29 met les finances de sa mère à sec et Jack doit chercher un premier job.

– Il serait temps de grandir, les enfants. Finies les études, donc ?

– Oui. Ce qui ne l’empêche pas d’apprendre des trucs, puisqu’il bosse dans une usine d’explosifs.

– Bonne idée, quand tu viens d’envoyer les gogues du bahut à vingt mètres de haut.

– Ben quoi, il est doué et il apprend plein de trucs, au point de débarquer avec son pote Ed d’une part, un culot monstre d’autre part, sur le campus du California Institute of Technology, Caltech de son petit nom, pour demander si par hasard, ses découvertes n’intéresseraient pas les chercheurs.

– Il a dû se faire recevoir.

– Oui, tous les universitaires recalent rapidement ces deux mômes qui n’ont pas le moindre diplôme en poche – enfin presque tous. Frank Molina, un jeune doctorant, s’intéresse à leurs expériences et les trois hommes créent alors une sorte de club informel, un groupe d’amateurs de fusées et d’explosifs, que tout le monde surnomme rapidement le Suicide Squad sur le campus.

– Ah.

– Disons que leur tendance à faire péter à peu près tout et n’importe quoi sous les fenêtres des chercheurs fait peur à tout le monde. Et pour foutre les miquettes à des Américains en faisant exploser des trucs, crois-moi : il faut y aller. Le plus beau, c’est qu’ils s’en sortent sans une égratignure. Ce qui les pousse évidemment à en remettre une couche la fois suivante.

– Et ça donne des résultats ?

– Oh oui. Mais Parsons, lui, ne fait rien, pour arranger sa réputation de freak. A la fin des années 30, il commence à s’intéresser de près au petit monde de la magie noire et finit par intégrer l’Ordo Templis Orientis (OTO), une société secrète créée par Aleister Crowley.

– … Attends ce nom me dit quelque chose…

–  Pervers comme tu es, je n’en doute pas une seconde. Crawley est un poète et occultiste anglais qui sent un tout petit peu le soufre, puisque sa pratique repose en grande partie sur une magie sexuelle, censée ouvrir aux adeptes les portes de la perception.

Ainsi que celles du placard de Toutankhamon, manifestement.Ainsi que celles du placard de Toutankhamon, manifestement.– Ben voyons.

– Parsons, qui continue chaque jour de mener ses expériences scientifiques avec un parfait sérieux, commence alors à participer à des cérémonies… folkloriques. On y lit des hymnes étranges autour d’un cercueil, on y boit du vin et on y agite des épées à la lueur des chandelles, dans une atmosphère orgiaque et exaltée.

– Et ses potes du Suicide Club, ils en pensent quoi ?

– Rien. Ils s’amusent bien un peu des petites manies de Parsons mais son réel talent de scientifique fait qu’ils s’en foutent. C’est pas académique pour un sou, c’est basé sur beaucoup d’intuition et d’essais/erreurs, mais son travail donne des résultats de plus en plus spectaculaires, au point de forcer le respect des plus sceptiques sur le campus. Et tant pis si Parsons prend l’habitude de psalmodier L’Hymne de Pan avant chaque mise à feu.

– Ah ça change des comptes à rebours, c’est sûr.

– Ben oui mais ça “marche”, de son point de vue en tout cas. Chaque succès conforte Parsons dans ses convictions. Il ne fait pas joujou, hein : il a sérieusement la foi et il est persuadé d’avoir trouvé une sorte de point d’équilibre entre science et magie.

– On dirait un personnage de Marvel, à ce stade.

– Oh ben m’est avis qu’ils se sont ont un peu inspirés de son histoire pour quelques personnages, oui. En attendant, Parsons réussit de remarquables percées : c’est lui qui met au point les premiers carburants solides et liquides pour fusée dignes de ce nom, à la fois hautement explosifs et contrôlables. Et la reconnaissance suit : en août 1940, Parsons et son ami Forman sont en couverture du magazine Popular Mechanics, où ils évoquent la possibilité d’envoyer une fusée sur la Lune. Et personne ne se fout de leur tronche, cette fois.

– Jamais se moquer d’un type qui a des stocks de carburant explosif chez lui, comme je dis toujours.

– En 1941, le Suicide Squad crée sa propre structure, l’Aerojet Engineering Corporation. Objectif : convaincre les militaires de financer leurs recherches.

– Les Etats-Unis ne sont pas en guerre, en 1941 ?

– Pas avant décembre et Pearl Harbour, non.  Mais chacun est désormais convaincu que les fusées, seront l’une des clés des conflits futurs, voire de la guerre en cours parce que l’Oncle Sam suit de près les progrès de l’Allemagne, qui a pris de l’avance avec ses programmes de missiles – les premiers V1. Les Etats-Unis doivent refaire leur retard. Les fonds publics affluent. En 1943, Parsons fonde le Jet Propulsion Laboratory, qui va jouer un rôle majeur dans l’histoire de l’exploration spatiale. Et la même année, l’US Air Force a déjà commandé 3000 moteurs-fusées à l’Aerojet Engineering Corporation, destinés à ses jets de combat.

– Paye ton ascension.

– Oui, Parsons est au sommet, et pas que sur le plan scientifique ou industriel. A ses heures perdues, il a aussi franchi tous les échelons de l’OTO de Crawley, au point de devenir le patron incontesté de l’ordre sur la Côte Ouest. Le pognon gagné grâce à sa compagnie lui a aussi permis d’acheter une grande maison qu’il retape pour en faire lieu hors du commun : le Presbytère.

– Pardon mais ça ne sonne pas très sataniste, son truc.

– Ce qui s’y passe n’est pas franchement catholique pour autant, mais ça reste plus de l’esbroufe qu’un temple luciférien, je te l’accorde. La baraque devient LE rendez-vous tendance des premiers ferments de la contre-culture américaine, de tout ce qui annonce déjà la Beat Generation. Tout le petit monde de la SF s’y retrouve pour se mélanger avec la bande de freaks et de marginaux plus ou moins premier degré que fréquente Parsons. Qui sait recevoir, faut reconnaître, quitte à en faire des caisses.

– Je m’attends au pire.

– Il accueille régulièrement ses invités à moitié nu, cigare aux lèvres et un python enroulé autour des épaules.

– Ben si on met le python de côté, ça peut m’arriver auss…

– Quand je dis à moitié nu, Sam, je ne parle pas forcément de la même moitié.

– Oh.

– Comme tu dis. La maison devient un immense foutoir baroque où on se drogue ouvertement entre deux parties fines et quelques rituels occultes réservés aux plus enthousiastes. La moitié des savants qui bosseront sur le Manhattan Project s’y rendent, et y croisent quelques figures de la science-fiction, de Ray Bradbury à Jack Williamson, qui ressortira du Presbytère convaincu d’avoir eu affaire à un authentique génie – doublé d’un parfait cinglé.

– Alors je ne veux pas jouer les père La Pudeur, mais les autorités apprécient de voir la fine fleur de la physique ou de la chimie se balader au milieu d’une bande de satanistes défoncés aux amphétamines, tout ça en plein conflit mondial ?

– Ben pas trop. Assez vite, les succès technologiques de Parsons ne suffisent plus à le protéger de ses excentricités, d’autant qu’elles virent à la provocation et qu’à force d’arriver complétement déboîté sur le campus, l’inventeur commence à se montrer un rien dangereux. Surtout qu’il est susceptible : un matin, contrarié de voir l’équipe tester un carburant qu’il n’a pas approuvé, il fait exploser la moitié du stock en tirant dans les barils.

– Ah très bien.

– Quand je pense aux emmerdements que j’ai eu parce que j’ai eu le malheur de coincer un camembert un peu fait à l’intérieur d’un rétroprojecteur, je trouve quand même la sanction gentillette : fin 43, Parsons est exfiltré en douceur de la compagnie qu’il a fondé contre un chèque de 20 000 dollars.

– Seulement ? Ce n’est pas non plus monstrueux.

– 20 000 dollars de 1943 ? Juste après avoir fait péter un hangar ? Je trouve ça pas ridicule, moi. Bref : à 30 ans à peine, Parsons a du temps libre et se jette corps et âme dans la magie, prenant au passage ses distances avec son mentor Aleister Crowley pour imaginer ses propres rituels – un surtout l’obsède, l’idée de convoquer sur Terre une authentique déesse au travers d’une cérémonie maison, le rite de Babalon.

– En écoutant du Boney M, j’espère.

– Il aurait eu du mérite et trente ans d’avance et j’ai dit Babalon, pas Babylon. Non seulement ça commence à virer bien barré, même pour l’OTO, mais son petit délire de démonologue coïncide avec l’arrivée au Presbytère d’un nouveau personnage : L. Ron Hubbard.

– Attends pas LE… ?

– Si si. Le fondateur de l’Eglise de Scientologie en personnage, encore « simple » auteur de SF à l’époque. Il faut lui reconnaître un certain charisme, parce qu’il séduit Parsons avec qui il partage le goût de l’escrime et du tir à l’arc, que les deux hommes pratiquent à haut niveau. Hubbard emménage au Presbytère et encourage Parsons à mener son rituel à son terme. Pendant des semaines, les deux hommes multiplient les rituels farfelus qui vont des chants magiques aux rites sexuels et sanglants.

– C’est curieux, des orgies sexuelles sans glands.

– SANGLANTS EN UN MOT PATATE.

– Oui ben je n’y peux rien si t’es pas clair.

– Il va être limpide, mon coup de pied occulte, je peux te dire. Toujours est-il qu’une nuit de mars 1946, Parsons achève le rituel de Babalon quelque part au milieu du désert du Mojave. A son retour à Pasadena, Parsons se persuade qu’une des visiteuses du Presbytère, l’artiste et poétesse Marjorie Cameron, n’est autre que la Grande Mère Babalon, alias la Femme Rouge, alias la Mère de toutes les Abominations, etc., etc.

– Paye ta carte de visite.

– Depuis Londres, Crawley est consterné.

La rumeur dit qu’il a tout lâché pour se reconvertir comme ministre de l’Education en France.La rumeur dit qu’il a tout lâché pour se reconvertir comme ministre de l’Education en France.– Il sent venir le truc foireux?

– Et il n’a pas tort : en juillet 1946, Parsons lui écrit pour lui avouer que L. Ron Hubbard et Marjorie Cameron ont quitté le Presbytère en lui fauchant toutes ses économies.

– Hahahaaaaa pardon hahaaaaaaaa ce sataniste en bois purée.

– Rigole pas, le pauvre, ça le fout dans une dépression pas possible… Il se lance bien dans une série de procès, mais il ne reverra jamais son pognon : Hubbard l’a claqué pour financer une sombre affaire de revente de yachts. Et pour ne rien arranger, le FBI lui tombe sur la gueule.

– A Hubbard ?

– Oh non : à Parsons. Le Bureau piloté par ce bon vieil Hoover est en pleine paranoïa anticommuniste, et le profil étrange de Parsons intrigue en haut lieu – plus d’ailleurs pour les quelques opinions marxistes qu’il a pu émettre publiquement que pour ses convictions personnelles. Sous surveillance, Parsons est un temps soupçonné d’espionnage. L’enquête le blanchit, mais ça ruine ce qui lui restait de réputation : il est blacklisté dans l’industrie aéronautique et dans tout le petit monde ultra-contrôlé des rocket scientists.

– Oh ses talents devraient lui ouvrir des portes, non ? Ou les faire exploser, au pire.

– Ben ce n’est pas facile. Parsons réduit sérieusement son train de vie, se reconvertit et remonte petit à petit la pente avant de la redescendre et de recommencer, toujours en travaillant sur des formules plus ou moins explosives à ses heures perdues.

Si la question est de savoir si les dessinateurs de Marvel n’auraient pas par hasard légèrement pompé le personnage de Tony Stark sur Parsons, la réponse est oooooh si.Si la question est de savoir si les dessinateurs de Marvel n’auraient pas par hasard légèrement pompé le personnage de Tony Stark sur Parsons, la réponse est oooooh si.– Il faut imaginer Sisyphe en train de faire péter son putain de rocher à la nitroglycérine.

– C’est à peu près ça. En 1952, Parsons s’est mis à bosser pour les grands studios hollywoodiens, en travaillant sur les explosifs et les fumigènes dont les réalisateurs ont besoin pour leurs effets pyrotechniques. Chez lui.

– Ah ?

– Oui. Pour s’épargner des frais, il a transformé la buanderie du premier étage en un vaste laboratoire-maison, bourré de produits plus dangereux les uns que les autres. Sans compter quelques litres d’une absinthe frelatée qu’il fabrique lui-même.

– Faut pas se planter de goulot.

– Alors…

– Il s’est planté, c’est ça ?

– Ce qu’on sait, c’est que le 17 juin 1952, il y a eu un joli feu d’artifice sur l’Orange Grove Avenue, en contrebas de Beverly Hills. L’enquête a conclu que Parsons, qui bossait dans l’urgence pour finir une grosse commande, a provoqué l’explosion en laissant tomber une tasse remplie de fulminate de mercure. Les pompiers l’ont sorti du merdier mais agonisant, avec un bras en moins, le visage en bouillie et les jambes défoncées. Il est mort 37 minutes plus tard, à 37 ans.

– Alors que 666 minutes plus tard à 666 ans, ça, ça aurait été la classe.

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John Kellogg, ou comment vous attraper par les bols

- Salut, bien le bonjour. Bien dormi ?

- Grmplfrnbfmlr.

- Ok. Petit déj’ ?

- Ouais. Pffff, j’avais la flemme, j’ai rien pris. Y’a qu’une bête boîte de corn flakes.

- Une « bête boîte » de corn flakes ?! Mais enfin, malheureux…

- Quoi ?

- Ignare.

- Oh ça va…qu’est-ce que j’ai dit ?

- Mais enfin, ce que tu tiens dans ta main pataude et tremblante à cause du manque pathologique de caféine, ce n’est pas une « bête boîte ». C’est une révolution culturogastronomique. Un marqueur civilisationnel !

- Mais enfin c’est juste des corn flakes…

- Naon, barbare ! Ca n’existe pas « juste » des corn flakes. Ok, assieds-toi, sers-toi un grand bol, c’est bon pour ce que tu as, et écoute…

- Qu’est-ce qui est bon pour ce que j’ai ?

- Les corn flakes.

- Alors je t’ai déjà dit, c’était un souci ponctuel parce que j’avais mangé épicé, ça va beaucoup mieux.

- Je ne parle pas de ça. Tu vas comprendre. Je vais te raconter l’histoire de John Harvey et Will Keith.

- Ils sont quatre ?

- Non, ils étaient deux. Enfin ils étaient dix-sept, mais là juste deux.

- Je comprends rien.

- Nous sommes au milieu du 19e siècle, aux Etats-Unis. Dans la famille Kellogg, qui compte donc 17 enfants.

- Ouh, pauvre femme.

- En fait il y en a eu deux, mais oui quand même. Parmi eux, John Harvey, né en 1852.

Il est né avec cette moustache.Il est né avec cette moustache.

La famille Kellogg est installée dans le Michigan, dans la bourgade au nom joyeux et bucolique de Battle Creek. Elle est adventiste du 7e jour, sans aller dans les détails c’est une des nombreuses branches du protestantisme américain. John commence jeune à travailler dans la fabrique de balais paternelle, mais il est pris sous l’aile d’amis de la famille qui le poussent à poursuivre des études, et c’est ainsi qu’il devient médecin.

- Bien.

- Effectivement. Et à partir de là, son parcours va être déterminé par la combinaison entre cette formation médicale et ses convictions religieuses. Un mélange singulier.

- Il a une vision un rien rétrograde de la médecine ?

- Plutôt pas, non. Déjà, il adhère à la théorie des germes comme facteurs des maladies, ce qui est encore controversé à l’époque. Il est également convaincu de l’importance de la flore intestinale, et de la nécessité de veiller à son bon état. En fait, il développe toute une théorie de la « vie biologique » (biologic living), qui lie la bonne santé à la qualité de l’alimentation, à l’exercice physique et à la respiration, ou à l’exposition au soleil.

- Ca m’a l’air plutôt sain dans l’ensemble.

- C’est exactement l’idée. Il dirige d’ailleurs à Battle Creek un sanitarium. SanItArium, et non sanatorium. Un sanatorium est un hospice pour tuberculeux. Le sanitarium c’est un établissement pour soigner et remettre les gens en forme, en leur apprenant un mode de vie sain. Aussi, c’est un fort bon morceau.

- Ca ressemble à un établissement thermal.

- C’est à la fois un véritable hôpital et un établissement de cure.

- Et il y a une dimension religieuse là-dedans ?

- Oui, le sanitarium a été fondé par des adventistes, et en tant que directeur John veille à accueillir, dans toute la mesure du possible, tous les patients, les riches comme les pauvres qui ne peuvent pas aller ailleurs. Au sanitarium, on pratique donc la luminothérapie, l’hydrothérapie, les exercices respiratoires, mais aussi l’électrothérapie. Kellogg développe et brevette des instruments pour ces diverses pratiques. Comme il est également chirurgien, spécialisé en gynécologie, il met aussi au point une table d’opération chauffante.

- Ha, sympa pour elles !

- Ouais, alors ça se discute. On va y revenir. Parce que ses plus grandes innovations et inventions interviennent dans un autre domaine, que tu as entre les mains.

- Mon bol ?

- Précisément. Comme je l’ai dit, Kellogg est convaincu de l’importance de la nutrition et de la flore intestinale dans la santé. Il travaille donc beaucoup sur le régime alimentaire. Et pratique les lavements intestinaux, aussi. A l’eau, mais aussi au yaourt, pour implanter dans les intestins les bonnes bactéries.

Avec une…cuillère, vous dites ? Jamais entendu parler.Avec une…cuillère, vous dites ? Jamais entendu parler.- Uuuuuuh…

- Ouais. Mais surtout, l’alimentation. Par la bouche. Kellogg est d’abord végétarien par croyance religieuse, mais il vient à être convaincu que ce mode d’alimentation est beaucoup plus sain médicalement parlant. Il considère la viande comme une nourriture trop riche, et pousse ses patients à la proscrire. Il promeut particulièrement la consommation des graines et des noix. Le tout copieusement arrosé de flotte, évidemment, pas d’alcool.

- Eh ben, c’est la fête au réfectoire.

- Tu n’as encore rien vu. Kellogg suggère de ne prendre que deux repas par jour…

- De mieux en mieux.

- Ce qui revient pour lui à s’intéresser particulièrement au petit déj. Et là, faut revenir un peu sur la situation à l’époque.

- Le petit déjeuner au 19e siècle ?

- Absolument. En gros, il y a deux écoles. Ceux qui en ont les moyens mangent de la viande ou des œufs, ce qui est gras et moyennement sain.

La preuve, c’est ce que mangent les Britanniques.La preuve, c’est ce que mangent les Britanniques.- Et les autres ?

- Pour les autres, c’est bouillon d’avoine, porridge, et autres choses du genre. Ce qui demande du temps à préparer, et oblige les maîtresses de maison à se lever à l’aube. Kellogg conçoit donc des biscuits et préparations de noix et céréales, simples et rapides d’utilisation. Il met ainsi au point le Granola, avec du blé, de l’avoine, et du maïs.

- Le Granola c’est Kellogg ?

- Eh oui. Puis dans un second temps, il développe une technique pour fabriquer des pétales de céréales soufflées : blé, riz, et évidemment le maïs.

- D’accord. Et comme ça, il change la face du petit déjeuner.

- Exactement. En 1897, Kellogg fonde avec un de ses frangins, Will, la Sanitas Food Company, pour promouvoir ces produits. Et ça va marcher. En outre, il ne s’arrête pas là. John Kellogg n’est pas le premier à imaginer des formes de pâte à tartiner à base d’arachide, riche en protéine, mais il brevette en 1895 des processus de fabrication de « beurre de noix », et permet donc le développement du beurre de cacahuètes.

- Mon héros !

- Une contribution majeure au bonheur de l’humanité, mais ne t’emballe pas.

- Tu sembles ponctuer cette discussion de références et allusions qui laissent entendre une dimension obscure du personnage, mais pour l’instant je ne vois rien.

- Ca arrive, j’en finis avec ses innovations alimentaires. En 1896, il dépose un brevet pour le nuttose, un substitut à la viande à base de noix et graines, puis en 1901 il met au point le protose, un substitut végétal.

- Les noms donnent pas envie.

- Non, en effet.

- Mais alors, le côté négatif ?

- Kellogg préconise un mode de vie sain, et abstinent. Entendre par là qu’il faut proscrire les nourritures riches et grasses…

- Bon, disons qu’il faut sans doute les limiter.

- L’alcool…

- Pareil, proscrire me semble un rien excessif.

- Le tabac…

- Ca se tient.

- Et le sexe.

- Et le…quoi ?!

- Le sexe. Le sexe c’est mauvais. Et pas uniquement parce qu’on peut attraper des saloperies hein, c’est mauvais en soi.

- C’est le médecin ou l’adventiste qui parle ?

- C’est d’abord l’adventiste, mais le médecin va prendre le relais. Il décide de s’attaquer à ce qui constitue pour lui le plus grave danger médical au monde. Et ce n’est pas la tuberculose, la malaria, la syphilis, la grippe, le choléra, la peste, ou autre. Non, c’est la masturbation.

- Quoi ? Pardon ?

- Je le savais. Tu as des problèmes d’audition. ?

- Mais non, pas du tout. Tu disais quoi ?

- Plutôt que de me répéter, voici une citation d’un autre docteur de l’époque, Adam Clarke, que John Kellogg reprend à son compte, convaincu qu’il est de sa profonde justesse. Accroche-toi, ça gratte fort :

« Ni la peste, ni la guerre, ni la variole, ni aucune maladie comparable, n’ont produit de résultats aussi désastreux pour l’humanité que la pernicieuse habitude qu’est l’onanisme. »

Les guerres, la peste, tout ça, du pipi de chat. Le vrai problème, c’est de se taper la veuve poignet. S’étrangler le cyclope. Se retrousser le col roulé. Se dégorger le poireau…

- Je vois, je vois.

- Mais aussi se lustrer le bonbon, s’arroser la fleur, s’astiquer le bijou, se tremper la madeleine…

- Je crois qu’on a saisi l’idée.

- La masturbation, c’est LE MAL. Kellogg consacre tout un ouvrage au sexe, Plain Facts about Sexual Life. Il le publie en 1877. Le livre compte alors 356 pages. A l’époque, John est célibataire. Il se marie quelques années plus tard.

- Ca change son point de vue ?

- En quelque sorte… Il s’agit bien évidemment d’un mariage adventiste, or dans l’absolu les adventistes prônent l’absence totale de relations sexuelles. Kellogg recommande, attention, un rapport par mois pour les couples mariés[1]. Rapport évidemment à but procréatif.

- Une fois par mois à but procréatif ? Faut pas se rater.

- Non, effectivement. Le fait est que l’on soupçonne fortement Kellogg et sa femme de n’avoir jamais consommé leur union.

- Même pas procréativement ?

- Non. Par conviction religieuse toujours, ils font cependant office de famille d’accueil pour 42 gamins…

- 42 ! Whaouh.

- Et ils en adoptent 7. Mais n’en font aucun. Du coup, que font-ils pendant leur lune de miel ?

- La question se pose en effet. Ils s’emmerdent ?

- Faut croire. Ils remanient le bouquin, et lui ajoutent 150 pages.

- Attends, juste pour récapituler : on parle d’un jeune couple, tout juste marié, qui passe sa lune de miel à expliquer aux autres ce qu’il faut faire et surtout ne pas faire en matière de sexe, sans jamais pratiquer lui-même ?

Ce fut heureusement la dernière fois qu’une chose pareille se produisit.Ce fut heureusement la dernière fois qu’une chose pareille se produisit.- C’est ça. En fait, au fil des années, Plain Facts about Sexual Life enfle, et en 1917 c’est un pavé en quatre volumes qui totalise 900 pages. Pour les curieux qui n’ont peur de rien, l’édition de 1881 est disponible en ligne.

- Bon, puisqu’on est parti, on y trouve quoi ?

- Kellogg est vraiment convaincu que la masturbation est la racine de tout mal. Il dit disposer de preuves de mort par masturbation[2]. Quand ça ne va pas jusque-là, le « vice solitaire » détruit la santé physique, mentale, et morale. Il provoque le cancer de l’utérus, des maladies urinaires, l’impuissance, l’épilepsie, la démence, et la débilité mentale et physique. Aussi, la baisse de la vue.

- Ce dernier point semble mineur.

- Je le mentionne parce que là où en français « ça rend sourd », en anglais « ça rend aveugle ». Autrement dit, quiconque se tripote en passant les frontières (enfin pas précisément au moment de franchir la frontière, ça risque de passer moyen avec les douaniers) risque fort de finir sourd et aveugle.

- Mais c’est n’importe quoi…

- Je ne te le fais pas dire. Et évidemment, Kellogg cible particulièrement les enfants, pour les empêcher de prendre cette désastreuse habitude qui ne manquera pas de les détruire. Attention, c’est barbare. Déjà, il convient de surveiller continuellement les bambins pour s’assurer qu’ils ne se laissent pas aller. Si malheureusement ils s’adonnent au vice, on commence par leur bander les mains.

- Contre la masturbation, bander bien fort !

- Si ça ne suffit pas, on peut installer des formes de cages ou grillages qui empêchent de se toucher.

- Tu déconnes ?

- Oh non. Mais ce n’est pas tout. Kellogg propose d’utiliser l’électrothérapie, autrement des chocs électriques pour empêcher les enfants de se tripoter.

- C’est littéralement de la torture là.

- Et enfin, il préconise pour les garçons la circoncision, l’idée étant que ça leur fasse mal si jamais ils recommencent. Pour les filles, afin d’obtenir le même résultat, Kellogg encourage sérieusement l’application d’acide carbolique sur le clitoris.

- P…

- Ouais. Et en fait, la croisade anti-paluchage de Kellogg constitue l’un des moteurs constants de son action. Tu te souviens de toutes ses inventions alimentaires ?

- Oui, ça va, on vient d’en parler.

- Et bien l’un des objectifs de Kellogg a toujours été que ses produits soient fades.

- Mais enfin pourquoi ? Il voulait pas qu’ils se vendent ?

- Si, bien sûr, mais pour leurs vertus médicales. Dont la fadeur faisait partie. Parce que le goût est un stimulant, et que la stimulation conduite à l’excitation, et donc au sexe. Quand tu manges quelque chose qui a un goût marqué, développé, en bout de chaîne ça finit la main dans le slip. Donc les pétales de céréales, non seulement c’est bon pour la santé, mais en plus ça ne vous donne pas des envies de galipettes.

Alors que les lois d’Internet édictent que quelqu'un, quelque part, est sexuellement excité par cette image. Surtout, que cette personne ne nous contacte pas.Alors que les lois d’Internet édictent que quelqu'un, quelque part, est sexuellement excité par cette image. Surtout, que cette personne ne nous contacte pas.- Révolutionnez le petit déjeuner, révolutionnez la libido.

- Y’a de ça. Surtout que si on veut être un peu paranos, Kellogg n’est pas le premier à avoir cette idée. Il est inspiré par l’inventeur d’un biscuit, délibérément fade afin de calmer les ardeurs de ses consommateurs, et qui est lui-aussi devenu un nom de marque et de produit : le révérend Sylvester Graham.

- C’est un complot.

- Ca y ressemble non ? Bref, John Kellogg dirige son sanitarium jusqu’à la fin de ses jours, soit en 1943. Il aura donc vécu 91 ans, et je me refuserai obstinément à faire le lien avec ses pratiques d’abstinence. Pour la fine bouche, je précise qu’il a fondé l’Académie Américaine Missionnaire de Médecine (Americain Medical Missionary College), qui fusionnera avec l’Université de l’Illinois.

- Uh uh, missionnaire.

- Voilà, c’est ça.

[1] Pour contrebalancer la déferlante d’idées rétrogrades et arriérées qui s’annonce, ainsi que par souci d’éducation sanitaire, on rappellera que de plus en plus d’études médicales établissent au contraire un lien entre des éjaculations régulières et la prévention du cancer de la prostate, allant jusqu’à recommander 21 émissions par mois : https://www.topsante.com/medecine/cancers/cancer-de-la-prostate/l-ejaculation-reduirait-le-risque-de-cancer-de-la-prostate-610902

[2] Une pensée pour David Carradine.