En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
29 nov. · 7 mn à lire
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Onan, encore lui

Où l'on s'intéresse à ce que vous faites de vos mains. Ou de différents ustensiles.

- Je ne dis pas qu’il est sourd, le serveur, je dis que ça fait trois fois que je lui demande l’addition.

- Comment ?

- C’est malin, ça.  

- Je reconnais qu’il devrait consulter, à ce stade.

- De toute façon, soit c’est l’âge, soit c’est...

- Ah non, tu ne pas ressortir ce vieux cliché sur le truc qui rend sourd, quand même ?

- Mais tu as vu les cernes qu’il se tape ?  

- Mais ça n’a rien à voir non plus, enfin.

- Tu ne m’ôteras pas de l’idée que ça fatigue, cette funeste habitude. Et puis ça mène à la dépression et à l’épuisement de l’organisme.

- Mais tu es en train d’aligner tous les clichés possibles, enfin ?

- C’est volontaire. Mais cela dit, si devais vraiment faire le tour de tous les clichés sur masturbation, on en aurait pour la soirée parce que ça ne date pas d’hier.

- Ah oui ?

- Ah oui, en partie à cause d’un gros malentendu né d’une interprétation a minima contestable d’un épisode célèbre des récits juif et chrétien : le triste destin du brave Onan – celui du mot onanisme.

- Onan, pas lui ?

- ... Dans l’Ancien Testament, ce pauvre garçon se voit ordonner par son père de comment dire... remplacer au pied levé son frère mort dans le lit de sa belle-sœur.

- C’est gai.

- Il faut bien assurer la descendance familiale. Mais Onan ne l’entend pas de cette... oreille, disons. « Chaque fois qu'il s'unissait à la femme de son frère, il laissait perdre à terre sa semence pour ne pas donner de postérité à son frère. Ceci déplut à Yahvé, qui le fit mourir lui aussi ».  

- Attends, mais ça n’a rien à voir avec la pignole, ça ?

- Disons qu’il y a minima un doute, le texte a plutôt l’air décrire la pratique contraceptive du retrait. Et surtout, le péché qui met Dieu en pétard n’est pas tant la masturbation que le refus d’une loi hébraïque ancienne qui veut que ne pas assurer de descendance à son frère soit un crime.

- Et comment ça se transforme en condamnation de la branlette, cette affaire ?

- En passant par la tradition chrétienne. De saint Augustin au Concile de Trente, les exégètes commencent à considérer qu’en condamnant tout ce qui empêche la procréation, Dieu condamne donc la masturbation.

- C’est... extensif.

- Le tabou reste d’abord religieux. Les médecins paraissent d’abord s’en cogner, d’un point de vue médical en tout cas. Sur la base du savoir médical antique, ils voient la pratique comme un moyen comme un autre de réguler les humeurs. D’où des tensions.

- Chez les hommes, ça m’étonnerait. C’est bien le but.

- Sam.

- Pardon.

 - Au 15e siècle, l’érudit jésuite Toledo explique que la masturbation « est contre nature et n’est permise ni pour la santé, ni pour la sauvegarde de la vie, ni pour quelque fin que ce soit. Dès lors, les médecins qui recommandent un tel acte pour des raisons de santé pèchent de manière extrêmement grave ». Quelques années plus tard un autre jésuite, le portugais Rebellus, en rajoute une couche : « Il faut condamner l’assertion selon laquelle il serait permis d’utiliser la main et les frottements pour expulser une semence corrompue et nocive, afin de conserver la santé ».

- Les médecins se font engueuler par les prêtres, quoi.

- Certains contestent pourtant le jugement de l’Eglise, à commencer par Fallope qui accorde même à la masturbation masculine des vertus disons… insoupçonnées. Pour l’anatomiste « une bonne méthode pour renforcer le pénis des jeunes garçons, afin de les rendre mieux à même par la suite de procréer, est de tirer sur le pénis, vigoureusement et de manière répétée, pour arriver à l’allonger ».

- On dirait les spams que je reçois régulièrem... Oublie.

- Le paradoxe, c’est que c’est le progrès scientifique qui ouvre la voie à une vision encore plus catastrophiste du tripotage en solo. L’abandon justifié des théories d’Hippocrate et des autres sur les humeurs fait tomber le principal argument que les praticiens opposaient à l’Église...  

- ... La nécessité d’évacuer des humeurs corrompues.

-Tout juste. D’un coup, se polir le chinois ou se faire reluire le berlingot n’est plus bon pour la santé. C’est même tout l’inverse, à en croire la théorie médicale qui va s’imposer du siècle des Lumières jusqu’au 20e siècle.

- Ah oui quand même.

- L’évolution ne se fait évidemment pas en un clin d’œil, mais un bouquin en particulier crée une véritable panique morale dans l’opinion, d’autant qu’elle bénéficie des progrès de l’imprimerie et de l’édition. Et tu vas rire : c’est anglais.

- Je ne suis pas surpris. Je vais juste les détester un petit peu plus.

- En 1715 paraît en Angleterre un petit ouvrage, Onania, dont le sous-titre est déjà tout un poème : « Où l’odieux péché de la masturbation, et toutes ses conséquences affreuses pour les deux sexes, avec des conseils d’ordre moral et d’ordre physique à ceux qui se sont déjà causé des dommages par cette pratique abominable ».

- Un manuel anti-branlette.

- Un de plus, le genre avait déjà son petit succès. Mais c’est bien celui-ci celui qui devient LE best-seller de l’époque avec 22 rééditions en 60 ans, accompagnées de « lettres de lecteur » de plus en plus douteuses. Toutes décrivent les conséquences abominables d’une sexualité pratiquée en toute autonomie.

- Mais sur le fond, ça raconte QUOI ?

- L’attaque est double. D’après l’auteur, qui se présente comme médecin, la masturbation est une catastrophe religieuse et médicale. Religieuse parce que « celui qui s’en rend coupable travaille à la destruction de son espèce, et porte un coup, d’une certaine manière à la Création elle-même. » Médicale parce que la masturbation devient subitement la mère de toutes les maladies. Tu vois le running gag du poumon dans Le Médecin malgré lui ? Quand Molière se moque des médecins à travers Toinette, qui se fout de la gueule des toubibs en expliquant tous les symptômes d’Argan comme ça ?

- « Le poumon vous-dis-je ! »

- Voilà. Bon, ben là, c’est « la branlette, vous dis-je ! ». Les ulcères ? La branlette. Les convulsions ? La branlette ! L’épilepsie, la consomption ?

- Laisse-moi deviner : la branlette ?

- Évidemment. « Beaucoup de jeunes gens qui étaient robustes et bien bâtis avant de s’adonner à ce vice, s’en sont trouvés épuisés et la masturbation privant leur corps de son humidité vitale et réparatrice, devenus secs et émaciés, ont été conduits à la tombe ».

- Eh ben heureusement qu’on était censé avoir lâché la théorie des humeurs.

- Oui, hein ? En 1760, un texte signé cette fois d’un médecin suisse ami de Jean-Jacques Rousseau, Samuel Tissot, passe une deuxième couche de crépi avec L'Onanisme : essai sur les maladies produites par la masturbation, un bouquin qui devient l’ouvrage médical de référence sur le sujet, celui qui va marquer la pensée scientifique pour un gros siècle et demi. Réédité jusqu’au 20e siècle, ce classique apporte à Onania tout le crédit d’un scientifique de premier plan, étroitement associé aux Lumières.

- Ce n’est pas prévue à tous les étages, les Lumières, apparemment.

- Pour Tissot, la masturbation est une pathologie et pire encore, une pathologie mortelle. Il n’y a qu’à voir le tableau clinique un tantinet caricatural qu’il fait de ses patients ravagés par la « maladie » : « c’est un tableau effrayant propre à faire reculer d’horreur (…) les malades deviennent stupides et si raides... »

- Ahem.

- ...  « que je n’ai jamais vu une si grande immobilité du corps. Les yeux mêmes sont si hébétés qu’ils n’ont plus la capacité de voir (…) En voici les principaux traits : un dépérissement général de la machine ; l’affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés de l’âme ; la perte de l’imagination et de la mémoire ; l’imbécillité, le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues, douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la vieillesse dans l’âge de la force (…) le dégoût pour tous les plaisirs honnêtes, l’ennui, l’aversion des autres et de soi ; l’horreur de la vie, la crainte du suicide d’un moment à l’autre ; l’angoisse pire que les douleurs ; les remords pires que l’angoisse… ».

- Ah oui quand même.

- C’est ridicule, hein ? Et pourtant, à la fin du 18e siècle, cette vision apocalyptique s’est imposée partout en Europe et on n’a encore rien vu. Le très positiviste 19e siècle va tout déployer pour lutter contre ce qu’il considère comme un vice moral, une perversion pandémique qui peut ruiner la société tout entière.

- Je ne te raconte pas quand ces branleurs de rôlistes vont débarquer.

- Ce qui est ahurissant, c’est la violence de la lutte contre la « maladie » chez les adolescents, bien sûr, mais aussi chez des enfants âgés de 5 ou 6 ans à peine.

- Mais non ?

- Oh si. En témoigne ce passage ahurissante piqué dans Mystères de l’amour, Philosophie et Hygiène un ouvrage de 1868 de l’écrivain Alexandre Weill. « Si par hasard, l’enfant vicieux se touchait, il faudrait le frapper jusqu’au sang devant ses compagnons ou compagnes et ne jamais avoir pitié ni de ses douleurs, ni de ses plaintes, ni de ses cris. Dût l’enfant mourir sous les corrections, il vaut mieux qu’il meure à quatre ou cinq ans que de vivre idiot ou criminel. Car ce vice idiotise, crétinise l’homme ». À longueur d’ouvrage, les auteurs recommandent des mesures de plus en plus drastiques comme chez le docteur Deslandes, praticien respecté et grand pourfendeur de la masturbation. La branlette est partout, invisible et mortifère, à l’en croire : « la masturbation peut être pratiquée […] sans le secours des mains. Cette possibilité a permis à des jeunes garçons et à des jeunes filles de tromper la vigilance la plus attentive, bien qu'ils se livrassent à leur déplorable attitude, même en classe […] ou au milieu de leur famille. Opérant par des pressions […], ils n'exécutent presque aucun mouvement : ils peuvent donc être habillés, assis, avoir les mains libres, paraître attentifs à une conversation […], et cependant procéder à l'onanisme ».

- On a vraiment écrit ça ?

- Et des parents sincèrement inquiets l’ont lu, oui. La bonne nouvelle, c’est que tout le monde y passe, les garçons comme les filles sont traités de la même manière. Les médecins considèrent que la masturbation mène à l’impuissance et à la mort par épuisement chez l’homme, mais ses effets chez la femme ne sont pas moins graves. Avec un poil de sexisme supplémentaire tout de même.

- J’aurais été surpris.

-Ben oui. « Les femmes [qui se masturbent] ne conservent presque rien des qualités de leur sexe, et tiennent beaucoup plus de l'homme. Elles ont la taille élevée, les membres vigoureux, la figure hommasse, la voix forte, le ton impérieux, les manières hardies », écrit ainsi le docteur Renauldin à l’entrée « Clitoris » du Dictionnaire des sciences médicales, en 1813.

- Comme quoi ils l’avaient trouvé, de quoi on se plaint.

- Sans se donner la peine d’en décrire l’anatomie, mais il faut croire.

- Et puis des manières hardies, non mais pour qui se prennent-elles.

- C’est bien pour ça qu’elles vont ramasser, plus encore que les garçons qui prennent déjà bien cher, pourtant.

- Du genre ?

- Du genre qui me pousse à te conseiller de t’asseoir ou à sauter quelques lignes, parce que ça va être costaud. La répression est ahurissante, bien servie par la communauté éducative et par des parents assommés par toute une littérature anti-masturbatoire : traités de vulgarisation médicale, livres de morale, brochures destinées aux jeunes gens pour les préparer à leur entrée dans l’âge adulte...

- Vaut mieux aller au bordel pour y choper une chtouille honnête, quoi.

- Tu rigoles, mais imagine l’impact de ces discours d’autorité sur de jeunes parents convaincus que leurs rejetons risquent la mort à chaque invocation de la veuve Poignet. Alors on lutte : encadrement moral rigoureux, vertueuses lectures imposées aux enfants comme le très populaire Livre sans Titre, qui décrit l’agonie abominable d’un jeune masturbateur, leçons de morale et d’hygiène, observation régulière de l’état des draps, bain et toilette sous surveillance… Voilà pour le préventif.

« Bonne lecture, les enfants ! Amusez-vous bien ! »« Bonne lecture, les enfants ! Amusez-vous bien ! »- Et côté curatif ?

- On oscille entre punitions, médicaments et harnachements divers. Les bras sont attachés la nuit, les mains placées dans des gants de cuir épais, on fait absorber aux enfants des potions « calmantes » à base de bromure et on les épuise à force d’exercices physiques.

- « Va me chercher trente litres d’eau au puit, tu te branleras moins » ?

- A peu près, oui.  Et on adapte leur alimentation en faisant la part belle aux produits fades et peu sucrés, réputés ne pas échauffer les sens… Avant de sortir la grosse artillerie, comme des camisoles, des fourreaux péniens bardés de pointes (si) ou des ceintures de chasteté d’un nouveau genre, pour hommes et pour femmes . Parfois électrifiées, pour les modèles les plus tardifs…

Et déjà, l’innovation vient d’Amérique.Et déjà, l’innovation vient d’Amérique.

- Il m’en faut une pour décorer le salon.

- Je vote pour. Dans le registre moins pittoresque, la surveillance devient aussi collective dans les collèges, les écoles et les pensionnats où on chasse la masturbation avec autant de sévérité que l’homosexualité, à laquelle on l’associe souvent d’ailleurs. On ajoure les portes des latrines, on place des vitres sur celle des douches collectives et le personnel des établissements exerce une surveillance constante, avec des rondes régulières dans les vestiaires et les dortoirs.

- Au moins on ne touche pas au corps eux-mêmes.

- Tu parles. Là-dessus, le pire est à venir, et les femmes sont en première ligne.

- Mais ils ont imaginé quoi, encore ?

- Lorsque les mesures déjà évoquées ne suffisent pas, les médecins n’hésitent pas à sortir le bistouri. Chez les garçons, c’est le prépuce qui est concerné, au motif qu’il peut provoquer des démangeaisons, donc pousser à de regrettables grattouillages susceptibles de mener au « spasme vénérien ». Il n’y a pas donc pas à hésiter : la circoncision s’impose en Europe et aux Etats-Unis, où le très renommé John Harvey Kellogg, fondateur des célèbres corn-flakes du même nom[1], promeut l’ablation du prépuce, voie royale vers la chasteté.

- Au moins ça ne laisse pas de séquelles définiti..

- À vif.

- Pardon ?

- « Pour les adolescents chez qui les considérations morales n’ont pas de prise, l’opération peut être réalisée par un chirurgien sans anesthésie car la brève douleur conséquente à l’intervention pourra avoir un effet salutaire sur l’esprit, surtout si le garçon vit son opération comme une punition, comme cela peut exister dans certains cas (sic)… »

Et tout ça avec un sourire de bon grand-père.Et tout ça avec un sourire de bon grand-père.

- Mais bordel...

- Quant aux femmes, Kellogg n’y va pas par quatre chemins : « pour le sexe féminin, l'auteur a constaté que l'application d'acide carbolique pur sur le clitoris était un excellent moyen de calmer toute excitation anormale ».

- Attends, quoi ?

- Oui oui. Ce que préconise le médecin américain – et qui ne fut cela dit jamais la position officielle des autorités médicales américaines, pas plus que celle de l’église adventiste dont il était membre – se retrouve en Europe, où l’ablation du clitoris est recommandée par certains médecins dans les « cas » jugés les plus graves.

- Mais.

-  Et non des moindres. Le docteur Levret, un pédiatre français, ou le docteur Baker Brown, en Angleterre, l’ont recommandée et pratiquée, considérant l’organe comme superflu puisque inutile à la reproduction… Le docteur Fournier, dans un ouvrage de 1883, se contente de noter sobrement que « l’opération n’offre aucune gravité (sic) mais elle est répugnante et il n’y faut recourir qu’à la dernière extrémité ».

- Quel humanisme.

 

- Évidemment, ces mesures léééégérement extrêmes apparaissent aujourd’hui pour ce qu’elles sont : des pratiques d’un autre âge. Il reste que le chemin a été long : dans les années 30, on trouvait toujours facilement le livre du docteur Tissot, écrit en 1715, et les bibliothèques familiales comptaient encore un paquet d’ouvrages de vulgarisation médicale et d’hygiène hostiles à un acte jugé au mieux vicieux, sale et dégradant.

- Heureusement que c’est derrière nous, ce jugement moral.

- Tu rigoles, hein ?

- Oui. Mais jaune.

 

 

 

 



[1] Céréales conçues pour être volontairement fadasses d’ailleurs à leur origine : d’après Kellogg, leur absence de goût contribuait à éteindre les pulsions masturbatoires des jeunes gens.