En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
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Bourlingueur de caractère

Où l'on se penche sur le destin humide, sanglant et salé d'un des plus grands corsaires de l'histoire de France - non, pas Surcouf.

- Déjà vu... déjà vu... déjà vu...

- Eh ben ça n’a pas l’air d’être la joie. Qu’est ce qu’il se passe et surtout, pourquoi toute l’armoire à Blu-ray est par terre ?

- Je cherche un films de forbans. Je veux du corsaire, du grand large et de l’artimon, et je veux que ça lofe bâbord amure.

- Je suis prêt à parier que tu n’as pas la moindre idée de ce que tu viens de dire.  Et c’est pas ce qui manque.

- Un film de forbans que je n’ai pas déjà vu mille fois. Franchement, c’est trop demander, merde ? Strictement rien de potable à signaler depuis Master & Commander.

Alias “Gladiator et crustacés”.

- Oh y a eu l’adaptation de One Piece, quand même.

- Tu veux une baffe ?

- Si on ne peut plus rigoler. Bon, tu veux que je te console ?

- Tu as un mystérieux long-métrage en stock ?

- Non, mais j’ai un corsaire à signaler.

- Ah oui ?

- Forbin.

- Un corsaire ou un forban ? Soyons précis.

- C’est son nom : Forbin. À un « i » près, c’était l’aptonyme du siècle.

- Jamais entendu parlé.

- Il s’est fait un poil effacer par des gars comme Surcouf et Jean Bart, et pourtant, le drôle mérite un détour.

- Mais souque donc, par les sept mers !

- Tu as dit un truc très juste, pour une fois : dès qu’on parle de forbans, de flibustiers, de pirates ou de frères de la côte, l’oreille se dresse – mais en général de travers. Entre le cinéma, la littérature et la fiction, c’est un BORDEL pour s’y retrouver, quelque chose de bien. Boucaniers, pillards, naufrageurs, écumeurs des mers, personne n’y comprend plus rien sur qui fait quoi, à qui, où et quand. Claude Forbin, ça permet de remettre deux ou trois idées en place sur l’art délicat de la guerre de course

- La quoi ?

- Le chevalier Forbin, qui finira comte, n’était pas un pirate. C’était un corsaire, et pas n’importe quel corsaire, mademoiselle : un corsaire du Roi Soleil.

- Rappelle voir la différence, pour ceux du fond ?

- Contrairement à ce vulgaire braqueur des mers qu’est le pirate, le corsaire est un serviteur de l’État.

- Alors...

- Oui, bon, le service en question se fait en général à grands coups de sabre d’abordage dans la tronche – mais n’empêche. C’est bel et bien un serviteur de l’État. Comment ? Grâce à la lettre de marque, ou lettre de course.

- Course, corsaire.

- Exactement. Ce document c’est un document administratif presque banal : toutes les grandes chancelleries d’Europe en produisent à la pelle entre la toute fin du Moyen Âge, jusqu’en 1856.

- Un Cerfa, quoi.

C’est aussi chiant à lire, en tout cas.

- Quand même pas, mais on est pas si loin. En gros, le document consiste à expliquer qu’en temps de guerre et au nom de son souverain, son détenteur a non seulement l’autorisation mais le devoir d’attaquer n’importe quel navire ennemi, y compris, et surtout, les bâtiments marchands.

- LA BAGARRE.

- Voilà. Et tu sais ce que c’est, le nerf de la guerre ?

- Les brouzoufs ?

- Gagné. Du coup, la lettre de marque est aussi un contrat en bonne et due forme, dont chaque terme est général négocié au poil de c... barbe. Pour chaque bâtiment capturé, elle précise en détail ce qu’on va faire de ses marchandises et de tout ce qu’on récupère à bord. Le roi se réserve la plus grosse part...

- DE LA CONFISCATION FISCALE VOILA CE QUE C’EST, TOUS LES CORSAIRES VONT QUITTER LE PAYS POUR L’ETRANGER ET LA FRANCE VA S’EFFONDRER.

- ... mais le corsaire fait son beurre en récupérant un pourcentage du total.

- ... Bon, d’accord. Du partenariat public-privé comme on les aime.

- Toute morale mise à part, c’est plutôt malin.

- Ah bon ?

- Oh oui. Entretenir une marine, ça coûte un genou à l’État. Mais la guerre de course, beaucoup moins, voire pas du tout.

- Hein ?

- Eh oui. Celui qui prend les risques financiers - le bateau, le matériel et l’équipage - c’est l’armateur. Celui qui prend des risques physiques, c’est le corsaire. L’État, lui, ça lui coûte un trait de plume.

- GENIE.

- Une belle trouvaille, oui. Et s’il y en a un en particulier qui a adoré cette idée de génie, c’est Louis XIV. Quand il arrive sur le trône, l’état de la marine française peut être résumé assez simplement : il n’y pas de marine française.

- Mais non ?

- Presque pas, disons. Mais voilà que débarque un certain Jean-Baptiste Colbert, secrétaire d’État à la Marine de son état. Le garçon fait des merveilles et assure la naissance d’une véritable flotte française, avec une modernisation des infrastructures, des ports et des arsenaux. La Marine française prend son essor, au point qu’elle commence à sérieusement chatouiller les grandes puissances navales de son temps.

- Comme ?

- Comme l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne. Et comme ça coûte un rein, recruter quelques corsaires par-ci par-là n’est jamais mauvais.

- Des contractuels.

- Exactement. Et comme c’est le genre de profession qui exige des compétences qu’on n’apprend pas toujours dans la plus parfaite légalité, il faut bien reconnaître qu’il y a parfois un léger parfum de tartufferie dans tout ça.

- Du genre ?

- Disons que la lettre de marquer permet de transformer en agent de l’État n’importe quel pirate - un parfait criminel hostis humani generis se retrouve en charge du service public de bottage de cul.

- Mon latin est un peu rouillé.

- « Ennemi du genre humain », une vieille locution qui désigne les chiens de mer et autres forbans. Des capitaines qui ont joyeusement oscillé entre la piraterie pure et dure et la guerre de course, on en trouve quelques-uns dans la longue histoire de la marine.

- Dont Forbin ?

- Ah non. Bon, le garçon n’est pas non plus un enfant de chœur, loin de là. Le gamin nait à Gardanne, près de Marseille en 1656, dans une vieille famille de la noblesse provençale. Et pour se faire une idée du caractère de cochon du petit Forbin, le plus simple est encore de lui laisser la parole, tirée de ses propres Mémoires : «mon naturel étant vif, bouillant, impétueux, je ne m’occupais qu’à faire mille petites malices ; je voulais dominer mes compagnons et pour peu qu’on me résistât, il fallait se prendre aux cheveux et batailler. Quand les poings et les pieds ne suffisaient point, j’avais recours aux pierres.»

- Des petits tyranneaux de ce genre-là, on en trouve dans toutes les cours de récréation.

- Heureusement pour lui et pour la Couronne, le garçon a d’autres qualités. La première, c’est qu’il n’a pas froid aux yeux. La deuxième, c’est qu’il est intelligent et décidé. Lorsque son père meurt, le petit n’a que sept ans ; séance tenante, le voilà qui demande à toucher son héritage pour partir à l’armée. Et comme sa mère choisit plutôt de l’expédier au lit avec une soupe et un coup de pied au cul, le voilà qui fugue.

- Avant d’être repris au premier tournant ?

- Évidemment. Fatiguée des frasques de son fils, sa mère l’expédie en pension chez un prêtre.  Le gamin n’étant pas franchement bâti pour la carrière ecclésiastique, il s’esquive sans surprise quelques années plus tard pour rejoindre son oncle Louis, capitaine d’une des galères de la marine royale, en Méditerranée. Et c’est du côté de la Sicile, face aux marins hollandais et espagnols que Claude de Forbin verse le sang pour la première fois au cours des batailles de Stromboli, d’Agosta et Palerme.

Rappelons qu’il n’y a rien qui pue davantage la crasse et la sueur qu’une galère.

- Traumatisant.  

- Tu rigoles, il adore ça. Le sang, et la poudre, c’est son monde. Bon, il faut croire que le jeune homme hésite encore parce qu’il rejoint un temps les rangs des mousquetaires — on ne fait pas mieux dans la catégorie corps d’élite, ça ne sort pas uniquement de l’imagination d’Alexandre Dumas. Mais ça se passe sur terre, en général.

- Un double cursus, quoi.

- Forbin s’illustre par sa vaillance en Artois et en Franche-Comté, mais la mer lui manque : en 1677, le garçon retrouve la marine au grade modeste d’enseigne de vaisseau. Et puis patatras. Enfin plouf.

- Sa carrière tombe à l’eau ?

- Disons que ça passe pas loin. Pour une sombre histoire de dette de jeu, Forbin se retrouve pris dans un duel d’honneur avec un autre enseigne de vaisseau, le chevalier de Gourdon. Et ça ne se termine pas très bien, je cite : «Nous nous battîmes devant l’Évêché, je lui donnai un coup d’épée dans le ventre et un autre dans la gorge, où mon épée resta».

- C’est toujours pénible quand ça ce coince entre les vertèbres, oui.

- Le truc, c’est que ce genre de gag dans la France de Louis XIV, ce n’est pas bon. Depuis Richelieu, on ne plaisante pas avec les jeunes coqs qui ne sont pas foutus de régler leurs disputes autrement qu’à coups de rapière. Voilà Forbin devant le tribunal, le parlement d’Aix-en-Provence en l’occurrence. Il joue sa tête, et il passe tout près de la perdre, avec une condamnation à mort. L’intervention d’un oncle cardinal le sauve in extremis, mais voilà Forbin tricard dans la marine.

- Sauf que...

- Sauf qu’il y a des arrangements avec le ciel pour les p’tits gars qui ont du talent. Il ne faut pas six mois pour retrouver Forbin dans la Marine : il s’est tout simplement contenté de prendre l’identité de son frère, le temps que tout le monde se calme…

- Commode.

- Voilà Forbin de retour en mer. Des côtes du Portugal en 1679 à celles d’Alger en 1683 en passant par les Antilles en 1680, Forbin bourlingue tout autour du globe avec un courage et une témérité au feu qui lui valent vite le grade de lieutenant de vaisseau, et même un peu plus. En 1684, Louis XIV se met en tête d’expédier une ambassade au Siam — l’actuelle Thaïlande. L’objectif est simple : concurrencer la Hollande sur un continent où son influence s’étend. Le Roi Soleil envoie donc une petite délégation au roi Naraï avec une proposition dans sa besace : quelques comptoirs, en échange de la protection française. Forbin saisit l’occasion de cette aventure exotique pour se pousser du col, et ça marche : une fois au Siam, Forbin tape dans l’œil du roi de Siam qui en fait le gouverneur de Bangkok, l’amiral de la flotte siamoise et son généralissime.

- Ah oui rien que ça ?

- Oui enfin la flotte siamoise, c’est pas non plus l’Invincible Armada, mais tout de même. Il n’y a qu’un hic : Forbin ne supporte pas le pays.

Ni les chapeaux à la con.

- Ah.

- Et comme il s’engueule avec absolument tout le monde au sein du corps diplomatique français, il saute sur la première occasion qui se présente pour retourner vers la mère patrie. Devant Louis XIV, il affiche son franc-parler habituel : «Sire, le royaume de Siam ne produit rien, et ne consomme rien». Quant aux chances de convertir le roi Naraï au catholicisme : «Sire, ce prince n’y a jamais pensé, et aucun mortel ne serait assez hardi pour lui en faire la proposition».

- Bon ben c’est râpé.

- Du tout. L’expédition du Siam a un mérite : elle a permis à Forbin de se faire repérer. On lui confie un beau commandement : la frégate Les Jeux. Et un sacré camarade de jeu : le corsaire dunkerquois Jean Bart. Voilà Forbin lancé dans la guerre de course, avec une double mission : harceler les navires anglais et hollandais, et protéger les convois français. Et c’est là que les choses tournent mal.

- Il est très bien ce scénario.

- En mai 1689, le convoi que protègent Jean Bart et Forbin est assailli par des forces anglaises, très supérieures en nombre.

- Les salauds, c’est bien un coup à eux, ca, d’être perfidement plus nombreux.

- Après deux heures de combats acharnés, Forbin et Jean Bart sont salement blessés. Leurs frégates sont ravagées, le plus gros de leurs équipages y est resté. Il ne reste plus qu’à se rendre. Traités en prisonniers de guerre, comme le droit maritime l’exige, les deux corsaires sont conduits tous saignants du côté de Plymouth, sur la côte anglaise.

- Laisse-moi deviner : il s’évadent ?

- Tout juste et sans même attendre que leurs blessures veuillent bien se refermer. Le hasard veut que Jean Bart reconnaisse un vieux camarade d’expédition, un marin d’Ostende qui parvient à leur faire passer une lime. Forbin et Jean Bart parviennent à se débarrasser des barreaux de leurs prisons, mettent la main sur une malheureuse barque et hardi petit : c’est parti pour la traversée de la Manche à l’aviron, à l’aveugle et sans carte.

- C’est pas large, quand même.

- Trente bornes au plus court ? Je veux bien te voir les faire à la rame, juste pour rire. D’autant que ce n’est déjà pas simple de manier l’aviron quand on pisse le sang, mais là où c’est beau, c’est que les deux rames ne sont pas de la même longueur...

- Ahahahaa pardon.

- À force d’effort, les deux hommes finissent pourtant par toucher terre dans les Côtes-d’Armor, avant de rejoindre Saint-Malo. Leur spectaculaire évasion fait évidemment rigoler tout le monde aux dépends de ces couillons d’Anglais, elle fait surtout beaucoup pour leur image. Leur destin continue de s’écrire à deux : pendant trois ans, les deux capitaines combattent en mer du Nord et ailleurs, partout où la guerre de course les envoie. Et puis en 1692, Forbin reçoit un commandement magnifique, celui de la Perle, un bâtiment de 52 canons. Et là, la tableau de chasse devient monstrueux.  

- Du genre ?

- En 1696, Forbin traque les corsaires qui sévissent du côté d’Alger. L’année suivante, son héroïsme devant les murailles de Barcelone lui vaut la croix de chevalier de Saint-Louis. Lorsque la guerre de succession d’Espagne éclate, en 1701, Forbin est partout : il saisit plus d’une centaine de bâtiments à lui tout seul ou presque.

- Ah quand même.

- Lorsqu’il découvre que Venise, qui se prétend neutre, abrite les navires du Saint-Empire, son sang ne fait qu’un tour : Forbin attaque la lagune pour y démolir le vaisseau impérial de 60 canons qu’on vient tout juste d’y construire. Et il est à deux doigts de faire brûler la cité des Doges tout entière.

- Enfin mais monsieur calmez-vous.

- De retour en mer du Nord, il prend la tête de l’escadre de Dunkerque et fait à nouveau des merveilles : pour le seul mois de juin 1706, il capture une dizaine de vaisseaux anglais. L’année suivante, le 13 mai 1707, il réussit un de ses plus beaux coups : la prise d’un convoi commercial anglais de 24 navires, protégés par deux vaisseaux de 70 canons!

- Le brave homme.

- C’est aussi l’avis de Louis XIV qui lui décerne le titre de comte. Et comme Forbin n’est pas un ingrat, il en profite pour saisir cette fois... soixante navires en octobre 1707.

- Mais non ?

- C’est beaucoup, mais Forbin ne décolère pas : le convoi comptait 85 bateaux, ce qui veut dire qu’on en a raté 25. Il est littéralement fou de rage contre ses seconds.

- Tous des incapables.

- C’est l’idée. L’année suivante, Forbin se lance dans une mission secrète et à haut risque quand on lui demande de conduire en Écosse le prince Charles-Édouard Stuart, l’un des prétendants qui se disputent le trône d’Angleterre au lendemain de la mort de Jacques II. La mission commence bien, Forbin parvient à se glisser dans le Firth of Forth pour se rapprocher d’Édimbourg en évitant la marine anglaise. Mais tout se complique lorsque personne ne répond aux signaux convenus pour le débarquement.

...