En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
10 avr. · 9 mn à lire
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Au large d'Eden

Où l'on plonge dans l'histoire proprement extraordinaire d'une relation d'échange et de coopération sur plusieurs génération entre des hommes et une espèce sauvage.

- Mais enfin, qu’est-ce que c’est que ce raffut ! Et pourquoi y a de la flotte dans le couloir ? A tous les coups, il est encore en train de… Hé, qu’est-ce tu fais dans la baignoire ?!

- Euh ahaye hes hangues.

- Retire ce truc de ta bouche pour me parler !

- Je travaille mes langues.

- Tes langues, la tête sous l’eau avec un tuba en plastique ?

- Tu veux plus que je me prenne mon bain avec celui en cuivre.

Y’a du passif.Y’a du passif.

- Evidemment que je… Quelles langues, d’abord ? Je t’ai déjà dit qu’Aquaman était une fiction.

- Mais oui, je sais. J’apprends le cétacé.

- Ca suffit.

- Merci, je l’avais pas entendu depuis le collège. Je suis sérieux, je me suis refait l’intégrale de Flipper le Dauphin.

- Mais par Poséidon, pourquoi ?!

- Pour la révolution !

- Pardon ?

- Mais oui, il est temps de nous unir et de lutter en commun.

- …

- Je veux travailler à coordonner mes actions avec les BAE.

- Qui sont... ?

- Les Brigades d’Action Epaulardes. Nos vaillants camarades du détroit de Gibraltar.

- Oh, je crois que je commence à comprendre.

- Bien sûr, tu es au fait des vaillantes initiatives de lutte des orques contre les accapareurs. Nos braves cousins aquatiques qui depuis quelques mois attaquent régulièrement des yachts dans le détroit. Jusqu’à les couler, comme les vils symboles des inégalités de richesses qu’ils sont. A bas la marine bourgeoise !

- Attends, du calme. Je ne voudrais pas doucher tes espoirs de révolution interspéciste, mais je doute que ton initiative aille bien loin, pour louable qu’elle soit.

- Je veux me joindre à la lutte.

- J’entends. Tu auras néanmoins remarqué qu’ils s’en sortent très bien tous seuls, je ne vois pas bien quel appui tu peux leur apporter. Je t’ai vu à la piscine, je te rappelle.

- C’est vrai que…

- Et puis ça fait quelques décennies que des spécialistes essaient de communiquer avec des cétacées, pour l’instant c’est pas probant.

- Tu es en train de me dire qu’il n’y a aucune chance qu’on puisse mener des actions communes avec les orques ?

- Certainement pas ! J’en veux pour preuve que ça s’est déjà fait.

- Tu me mènes en bateau.

- Ce serait pas du luxe. Sors de là Oum le dauphin, et je te raconte.

« Hihihi iiii iii hi hi hi ! »i« Hihihi iiii iii hi hi hi ! »i

- Bon, c’est quoi cette histoire ?

- Ah, tu veux que te je te raconte quand hommes et bêtes se comprenaient, s’assistaient et s’aidaient, puis partageaient ensemble le fruit de leur labeur, la main dans la…euh…nageoire ?

- Oui, voilà, j’aimerais bien.

- Pour évoquer ce souvenir, il faut voyager un peu dans l’espace et le temps.

- Loin ?

- A Eden.

- Ah oui. Quand même. L’origine de l’humanité, rien de moins. M’enfin bon c’est un de la triche, l’Homme n’avait pas encore goûté le fruit de la connaissance du bien et du mal, et vivait avec les animaux comme un frère.

- Alors, euh, non. On ne va pas si loin. Eden, en Australie.

- Quiconque donne un nom de paradis à cette île infernale où le moindre être vivant a non seulement l’envie irrépressible mais également les moyens de te trucider n’y a clairement jamais mis les pieds.

- Ben, précisément, on parle d’Européens qui venaient juste d’arriver. Tu sais ce que c’est, ils descendent du bateau, ils trouvent que c’est joli et que ça fleure bon la nature vierge et primordiale comme dans un certain jardin biblique, et voilà.

- Oui pis en plus ils venaient d’Angleterre pour beaucoup d’entre eux.

- En plus. En attendant, Eden est donc une localité de la côte Sud-Est, également appelée côte de Saphir, en Nouvelles Galles du Sud. Entre Sydney et Melbourne, si tu préfères.

Vous cherchez le paradis perdu ? Voilà, facile.Vous cherchez le paradis perdu ? Voilà, facile.

- Uh uh, la Nouvelles Galles du Sud. Interro surprise : spot le plus proche ?

- Aslings Beach, Cocora Beach, Bittangabee Bay. Ou sinon on prend la voiture et en 7 heures on est à Bells. Mais ce n’est pas le sujet. Ce secteur de la côte correspond à la baie de Twofold, la troisième plus profonde de l’hémisphère sud. Et ça c’est intéressant.

- Pour la plongée ?

- Sans doute, mais je ne pensais pas à ça. Il se trouve que la côte est de l’Australie est située, attention je te prie de suivre, entre les côtes nord et sud.

- D’accord, jusque-là je comprends.

- Or il y a des populations de baleines à bosse et baleines franches qui se déplacent entre, globalement, le nord et le sud de l’Australie au fil des saisons.

- Ce qui les amène à longer la côté est.

- Tu vois, quand tu veux. Entre mai et septembre, soit ce qui correspond à l’automne et à l’hiver aux antipodes, il y a donc régulièrement des cétacés qui s’aventurent dans la profonde baie de Twofold. Tu auras noté que je parle de cétacés, puisqu’il n’y a pas des baleines. On croise également des orques, ou épaulards, ou baleines tueuses. Quand les Européens arrivent et fondent Eden en 1842, ils comprennent rapidement que l’endroit est particulièrement propice à la pêche, et notamment la pêche baleinière. Enfin, presque.

- Pourquoi presque ?

- Ben c'est-à-dire qu’il y a des baleines qui viennent dans la baie, on peut sortir les avirons et les harpons, les conditions sont généralement pas mauvaises, mas y’a ce truc, là.

- Mais quoi, mais quel truc ?

- Ces espèces de gros machins noir et blanc qui viennent foutre le boxon dans la chasse. Ils s’invitent au milieu, et si on les laisse faire ils profitent du moindre moment d’inattention pour aller prendre une bouchée de la prise.

« Ca sent le buffet. »« Ca sent le buffet. »

C’est déjà assez sportif comme ça d’aller planter une bestiole d’une quinzaine de mètres et autant de tonnes, on n’a pas besoin de ces espèces de passagers clandestins.

- Continue, je vais les plaindre.

- Ah ben voilà, ça veut faire la révolution mais ça ne respecte pas les travailleurs… Toujours est-il que dès l’origine de l’activité de pêche à Eden, on trouve des témoignages de baleiniers occidentaux qui mentionnent la présence des orques comme une nuisance pour la capture des baleines. Et puis, au début des années 60, la famille Davidson se lance à son tour dans la pêche baleinière.

- Qu’est-ce qu’ils ont de particulier les Davidson ?

- Ils viennent d’Ecosse, ce qui les rend a priori sympathiques, mais à part ça rien de spécial. Cependant, ils décident de recruter de la main-d’œuvre locale.

- Locale, tu veux dire aborigène ?

- Tout à fait. Or il se trouve que depuis, pffff…ok, tu m’autorises un « de tout temps » ?

- Mmm, faut voir. Tu connais les règles, l’expression est classée « à usage limité et strictement justifié ».

- Si je dis que de tout temps, les Aborigènes locaux ont accordé une place importante aux orques dans leurs mythes et croyances ?

- D’accord, ça passe.

- Merci. Les orques font partie des légendes du « temps des rêves » des Thauas, membres de la nation Yuin/Djuwin, c'est-à-dire de leur histoire du monde. Les Thauas morts sont censés se réincarner en épaulards. Qu’ils appellent d’ailleurs beowas, c'est-à-dire frères.

- D’accord, pourquoi pas.

«  Vous pensez que les épaulards sont vos frères ? Ah ah, comme c’est mignon ! Quoi qu’il en soit, maintenant ici ça s’appelle Eden, en référence au jardin magique où Adam et Eve parlaient aux animaux. »«  Vous pensez que les épaulards sont vos frères ? Ah ah, comme c’est mignon ! Quoi qu’il en soit, maintenant ici ça s’appelle Eden, en référence au jardin magique où Adam et Eve parlaient aux animaux. »

Ca me donne envie d’écouter la musique de Whalerider.

- Toujours une bonne idée. Que les orques soient ou non des Thauas réincarnés, on va pencher pour l’hypothèse que non, il apparaît qu’hommes et cétacés coopéraient depuis longtemps, bien avant l’arrivée des Européens.

- Comment ça coopéraient ?

- Ben, quand on y réfléchit, c’est assez logique. On parle du prédateur ultime, qui a réussi à se hisser au sommet de la chaîne alimentaire grâce à son intelligence hors du commun et à ses capacités sociales. Là, il veut s’attaquer à une proie qui est quand sensiblement plus grosse que lui, et n’a pas spécialement l’intention de se laisser faire. Et là, il constate qu’il n’est pas le seul à lorgner dessus. Il se trouve qu’il y a une autre espèce, manifestement assez intelligente elle-même, qui en croquerait bien aussi.

- C’est vrai que ça paraît logique d’essayer d’en tirer profit.

- Mais oui, même si en l’occurrence cette espèce ressemble à des singes sans poil qui nagent particulièrement mal et ont besoin de grands trucs pointus. Ils sont nombreux, et aussi surprenant que ça puisse paraître ils semblent quand même assez efficaces.

- Hein, attends, tu veux dire…

- Ben en matière de prédateur suprême du milieu marin, tu ne peux pas faire mieux que l’épaulard. On parle du machin que les grands requins évitent comme la peste.

- Ca pose.

- Plutôt. Donc, quand les Davidson commencent à chasser la baleine et à se demander comment ne pas avoir ces fichues orques dans les pattes, les Thauas leur expliquent que pas du tout. Non seulement ils les invitent à ne pas s’en prendre à eux, parce qu’on sait jamais si ça se trouve c’est mémé, mais ils leur expliquent qu’ils ont même tout intérêt à collaborer avec eux. Autrement dit, ils les initient à la loi de la langue.

- La loi de la langue ? Ca me rappelle un film mais je pense vraiment pas que ce soit ça.

- Sans doute pas. Les Aborigènes avaient l’habitude de révérer les orques, de leur rendre hommage et de chanter pour eux. Mais surtout, quand ils capturaient une baleine, ils les laissaient taper dedans avant de la ramener à terre. Or, en échange, les orques ont pris l’habitude de les aider activement, en repérant, isolant, et encerclant les baleines.

- Ah ben merci.

- C’est bénéfique pour tout le monde. Les épaulards sont tout à fait en mesure de chasser et tuer des baleines tous seuls, mais ça veut dire aller au contact et on peut toujours prendre un mauvais coup. Un pote avec un harpon, c’est plus tranquille et moins crevant. Pour les humains, la traque est beaucoup plus simple et moins longue. Tu pourrais comparer ça à une forme de chasse à courre, avec néanmoins cette énorme différence que les orques ne sont pas domestiquées et encore moins dressées. On parle d’une autre espèce, sauvage, qui a développé une pratique de collaboration avec les humains.

- Et donc les Aborigènes expliquent tout ça aux baleiniers.

- Oui, et les Davidson adoptent ce mode de fonctionnement à partir des années 1860. Ce qui leur confère un net avantage sur leurs concurrents. Et permet également de bien établir et documenter la chose. On a plein de témoignages, et il y a même eu un film au début du 20e siècle, même s’il a été perdu depuis.

- Ca m’explique toujours pas cette histoire de langue.

- J’y viens. Voilà comment ça se passe : quand les orques repèrent des baleines qui se sont aventurées à proximité de la côte, elles les conduisent dans la baie, un peu à la façon de chiens de berger, et les cernent pour les empêcher d’en sortir. Pendant ce temps, quelques individus vont prévenir les baleiniers.

- C'est-à-dire ?

- C'est-à-dire qu’ils se pointent devant les quais, tapent bruyamment l’eau avec leur queue, font du bruit…on parle de bestiaux de 6 mètres de long, s’ils veulent se faire remarquer ils peuvent.

- Oui, en effet.

« P*tain, m’obligez pas à sortir le ballon ! »« P*tain, m’obligez pas à sortir le ballon ! »

- Une fois les chasseurs à l’eau, les orques les guident jusqu’à l’objectif et les laissent jouer du harpon.

« Allez, on se presse un peu là. »« Allez, on se presse un peu là. »

L’accord est le suivant : les humains tuent la baleine, mais ne la récupèrent pas tout de suite. Elle est laissée à l’eau, ancrée. Les épaulards peuvent alors se régaler avec leurs morceaux préférés, à savoir les lèvres et la langue.

- Aaaaaah…

- Après quelque temps, quand ils ont fini, les humains peuvent ramener la prise à terre. Alternativement, ils la remorquent vers la côte mais la laissent à quelques encablures le temps que les orques se servent. C’est comme ça qu’orques et humains chassent ensemble.

« On pourrait pas choper des Hobbits pour changer ? »« On pourrait pas choper des Hobbits pour changer ? »

- Mais je trouve que c’est carrément la classe d’aller à la chasse escorté par le plus massif prédateur du règne animal.

- Tu ne crois pas si bien dire en parlant d’escorte. Au-delà de la chasse aux baleines, il y avait une réelle relation de confiance et coopération entre les humains et les cétacés. Les pêcheurs pouvaient aller pêcher de nuit en étant guidés par les groupes d’orques. Si d’aventure un pêcheur tombait à la baille, on a vu des orques tenir les requins à distance et aider à son repêchage. Ou à récupérer le corps quand malheureusement un marin y restait.

- Sympa le secouriste.

- Je précise encore que toutes ces pratiques font l’objet de nombreux témoignages, ce n’est pas une légende. Et ça m’amène à te parler de l’une des figures les plus connues de cette relation : Old Tom, un mâle qui était particulièrement amical à l’égard des humains. Il est signalé à partir de 1895. C’est lui qui venait avertir les équipages de la présence de proies, raison pour laquelle il a été considéré comme le chef du groupe. Ce qui n’était sans doute pas vrai, dans la mesure où la structure sociale des orques est la plupart du temps dirigée par une femelle. La matriarche était vraisemblablement une femelle du nom de Stranger.

- C’est la moindre des choses que de connaître le nom de ses collègues.

- Mais oui, laisse-moi te présenter les autres membres connus du groupe, qui comptait pas loin d’une trentaine d’individus : Little Jack, Young Ben, Big Ben, Montague, Hooky Humpy, Copper, Typee, Jackson, Kinsher, Jimmy, Sharkey, Charlie, Albert, Brierly, Youngster, Walker, Flukey, Big Jack, ou encore Skinner.

- Je ne te promets pas de me rappeler de tout le monde.

- Retiens bien le vieux Tom. Non seulement il venait prévenir les pêcheurs quand il y avait des proies à aller chercher, mais il était également connu pour tracter des bateaux, ou même laisser des humains le chevaucher. Dans leur journal, les Davidson parlent de Tom comme faisant partie de la famille.

« Un plus gros bateau ? Non, pourquoi ? »« Un plus gros bateau ? Non, pourquoi ? »

- L’arbre généalogique a de la gueule.

- Malheureusement, une fois encore l’homme céda au péché et foutut le bordel à Eden.

- Comment il s’y est pris ?

- En deux temps. Tout d’abord, en 1901, l’orque Typee se serait échouée, et on raconte qu’un baleinier bourré qui passait par là, un certain Logan, n’aurait alors rien trouvé de plus malin que de la larder.

- Crétin !

« Oh ça va bande de faux-culs, d’habitude vous aimez bien hein. »« Oh ça va bande de faux-culs, d’habitude vous aimez bien hein. »

- Les habitants sont outrés, et de nombreux Aborigènes quittent les équipages baleiniers pour protester contre ce qu’ils considèrent être a minima une trahison, au plus une attaque totalement injustifiée contre le grand-père de quelqu'un.

- Nous sommes d’accord.

- Les orques réagissent aussi. La plupart d’entre eux ne reviennent pas l’année suivante, ni celle d’après, ni les suivantes. Au final seuls le Vieux Tom et quelques mâles passent encore par la baie de Twofold, de l’ordre de 7-8 en tout contre 4 fois plus avant.

- Attends, quand même. D’accord, les orques sont particulièrement intelligentes, et remarquablement sociales. Mais imaginer qu’elles ont cessé la collaboration avec les baleiniers par rancœur, colère, tristesse, ou outre, c’est pas un peu de l’anthropomorphisme ?

- Pour être tout à fait honnête, les opérations baleinières et la pêche de manière générale avaient sensiblement réduit le nombre de proies potentielles susceptibles de les attirer. Une autre hypothèse est d’ailleurs que la majorité du groupe de Tom a été abattue par les baleiniers norvégiens dans une autre baie du secteur. Cependant, pour les biologistes qui ont étudié la question, il est tout à fait possible qu’il y ait également eu une dimension émotionnelle dans leur départ. On a observé des épaulards réagir de façon marquée à la mort de membres de leur groupe.

- C’est d’autant plus navrant.

- Je suis d’accord. Pour autant, il y avait encore au début des années 20 quelques orques qui travaillaient encore avec les Davidson, menés par Old Tom.

- Ca vit combien de temps une orque ?

- Jusqu’à 80 ans environ au plus. On va revenir sur le sujet, mais les Davidson racontent que trois générations de pêcheurs ont bénéficié de l’assistance de Tom. D’ailleurs l’entreprise Davidson est la société de chasse baleinière côtière qui est restée le plus longtemps en activité en Australie. Alors même qu’elle a refusé de se moderniser.

- Comment ça ?

- La flottille Davidson a continué à utiliser des bateaux à rames et des harpons à main, plutôt que des moteurs et les canons à harpons, pour protéger les orques des bruits forts et ne pas les effrayer.

« Haaan, comme c’est attentionné de leur part. »« Haaan, comme c’est attentionné de leur part. »

- Ca payait plus de bosser avec les orques.

- Exactement. Mais en avril 1923, lors d’une chasse avec Old Tom, le baleinier George Davidson récupère directement la baleine.

- Ben alors ? Et ma langue ?!

- Exactement. Il se trouve que l’équipage compte un certain John Logan, et il faut croire qu’une orque avait dû mal parler à un aïeul de la famille quelques générations auparavant, parce qu’une fois encore il est au cœur du problème.

- Qu’est-ce qu’il a fait ?

- Au début, plutôt du bon boulot de marin. Il repère un grain en approche et en prévient Davidson, en lui suggérant de ne pas attendre et de retourner à terre tout de suite. Quand Davidson lui demande ce qu’on fait pour Tom, Logan aurait répondu quelque chose comme « on l’emmerde » (« bugger Old Tom ! »). Davidson finit par se ranger à son avis.

- Et Tom, il en dit quoi ?

- Il n’est pas particulièrement d’accord, et il tente de récupérer son dû. Ca tourne à l’épreuve de tirage de corde entre les pêcheurs et lui. Au point qu’il se blesse.

- Mais non !

- Je crains que si. Il laisse plusieurs dents sur le cordage qui retient la carcasse, et lâche l’affaire. Davidson constate la blessure et se lamente d’un « Seigneur, qu’ai-je fait ?! ».

- Un peu tard pour réagir.

- Je précise que tout ça est raconté par la propre fille de Logan, qui était à bord.

- Ah bah voilà ce qui arrive quand on prend une nana à bord…

- Autant dire qu’à partir de ce jour, les baleiniers doivent se débrouiller tous seuls, même si on aperçoit encore Tom, seul lui aussi, dans la baie pendant les années qui suivent. Le 17 septembre 1930, un épaulard mort s’échoue, qui est rapidement identifié comme le Vieux Tom. Il avait le ventre vide, et un vilain abcès à la mâchoire là où il avait été blessé. Il n’est pas exclu qu’il soit mort de faim, et que la cause du problème soit la blessure qu’il a reçue ce fameux jour, qui l’aurait empêché de se nourrir une fois infectée. Mais il est aussi établi que les vieilles orques meurent fréquemment de faim parce que leurs dents sont usées et ne leur permettent plus de s’alimenter efficacement.

- Ouais, se faire amocher le râtelier n’a quand même pas dû aider.

- Certainement pas. D’une taille de 6,7 mètres pour 6 tonnes, son âge a été estimé à une quarantaine d’années, mais selon une méthode qui n’est aujourd'hui plus considérée comme valable pour les individus âgés.

Le corps de ce brave Tom a été récupéré et se trouve maintenant au cœur d’un musée qui raconte l’histoire des orques d’Eden.Le corps de ce brave Tom a été récupéré et se trouve maintenant au cœur d’un musée qui raconte l’histoire des orques d’Eden.

On n’a plus revu d’orques par la suite au large d’Eden, et de toute façon l’activité baleinière n’a pas survécu bien longtemps après. Elle a globalement cessé avec les années 30.

- Et sur le fond je ne peux que m’en réjouir, mais c’est quand même dommage que cette forme de coopération ait disparu.

- Je suis d’accord. Au risque de me répéter, l’orque est un animal remarquablement intelligent, et social. Les groupes développent donc des habitudes et pratiques, notamment de chasse, qui leur sont propres. On peut parler de culture. Elles peuvent alors être transmises de génération en génération. De l’ADN a été extrait du squelette de Tom pour mener des recherches génétiques, et essayer de localiser des descendants parmi d’autres populations d’orques. Sans succès malheureusement, ce qui signifie que la culture de la coopération avec les humains a sans doute disparu.

- Non mais imagine ce qu’on aurait pu faire et développer à partir de ça…

- Eh oui. Maintenant, la bonne nouvelle c’est quand différents groupes se croisent, ils peuvent échanger leurs cultures et pratiques propres. On a ainsi vu des équivalents de modes se répandre chez les orques. Donc pour cette histoire d’attaques de yachts…

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