- Qu'est-ce que tu fais avec cette valise ?
- Je la bourre, Jean-Christophe.
- … Je vois ça, mais laisse-moi reformuler : pourquoi tu bourres cette valise ?
- Je file en Allemagne. Ça ne veut pas se fermer cette cochonnerie. Si tu avais l’obligeance de bien vouloir asseoir ton gros…
- L’Allemagne ? Mais quelle idée ?
- Je m’intéresse à la culture allemande, figure-toi. L’opéra. Goethe. La Lorelei. Helloween et le power metal. La philosophie, aussi. Les châteaux, tous ces trucs, là.
- On sent immédiatement l’esthète raffiné, oui, tu… ATTENDS.
- Quoi ?
- J’imagine que ce départ de dernière minute n’a rien à voir avec la toute récente légalisation du cannabis de l’autre côté du Rhin ?
- Franchement je suis blessé que tu puisses même soupçonner…
- C’est un bang que je vois dépasser de la poche latérale ?
- D’ACCORD D’ACCCORD je suis fait. Je ne vais quand même pas me faire engueuler parce que POUR UNE FOIS un pays prend enfin la décision d’arrêter de faire chier la terre entière avec des lois pourries ?
"Puisque je vous dis que c'est pour ma consommation personnelle !"
- Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas tout à fait le premier à lâcher du lest en Europe. On progresse.
- « Gérald Darmanin ».
- Ah ça, je te concède que ce n’est pas trop trop la tendance par chez nous. La toujours très séduisante « guerre contre la drogue » a de beaux jours devant elle.
- Celle qui n’a jamais donné le moindre foutu résultat depuis un siècle ?
- Et même davantage. Tu peux remercier l’Oncle Sam pour ce qui reste comme un des plus beaux exemples d’absurdité dans la longue histoire des politiques publiques aberrantes, en s’acharnant à traiter une question de santé publique comme un enjeu criminel.
- Pourquoi je ne suis pas surpris.
- L’expérience, j’imagine. Le processus qui a conduit à des âneries du type Prohibition est assez marrant, d’ailleurs.
- Ah oui ?
- Enfin si tu aimes devenir dingue devant l’acharnement stupide d’une bande d’idéologues prêts à tout pour imposer des décisions racistes et kafkaïennes.
- Au point où en est ma santé mentale…
- Bien ce qui me semblait. L’histoire des drogues t’es familière ?
- ENFIN MAIS NON.
- Pars du principe que l’être humain s’est toujours défoncé la gueule à la première occasion.
- « Grüt, garde la grotte, veux-tu ? Je pars aux champignons. »
- En gros. Mais le 19e siècle marque une incontestable rupture.
- Ah bon ?
- Oh oui. On dit souvent que c’est le siècle de l’industrie, mais le 19e est surtout celui de la chimie. On va bien au-delà de ce que permettaient les bonnes vieilles substances traditionnelles en général végétales. Même si tu pouvais toujours t’amuser à lécher certaines variétés de crapauds pour t’ouvrir les portes de la perception.
- Le coup du crapaud qui se transforme en prince charmant prend une autre tournure, d’un coup.
- Le résultat de toute cette science, c’est que les évolutions de la chimie, de la médecine et du commerce révolutionnent la géographie des drogues, leur définition, leurs modes de consommation. On entre dans l’ère des drogues médicales dès 1803, avec l’invention de plupart de la morphine, dont le nom renvoie au dieu grec du sommeil, Morphée. Les Allemands sont très forts à ce petit jeu, avec de premières firmes pharmaceutiques comme Merck. Mais la vraie rupture, c’est la guerre de Sécession.
- Ah bon ?
- Oh oui. Les niveaux de violence qu’on atteint au cours du conflit relèvent du jamais vu, avec des blessures atroces – merci la technologie, là encore. Du coup, on soulage les souffrances des soldats comme on peut, et on peut beaucoup grâce à la morphine.
- Ben c’est bien.
- Oh oui. Sauf que ce n’est pas tout à fait un produit anodin, la morphine, et qu’on se retrouve en 1865 avec 400 000 vétérans dépendants. Comme personne ne comprend encore vraiment bien le mécanisme de l’addiction et qu’on laisse partir ces gars dans la Nature sans prévoir de période de décrochage, ça fait mal et ça fait d’autant plus mal qu’on trouve de la morphine partout, en vente libre. Tu me diras, ça fait davantage de choix pour les consommateurs.
- Pardon ?
- Si jamais la morphine te laisse froid, tu peux toujours te régaler avec une bonne petite pipe.
- Alors oui mais ça ne relève pas de la toxicomanie, ça, j’esp…
- D’OPIUM SAM.
- Oh.
- Là aussi, ça se trouve facilement : l’opium est arrivé aux États-Unis dans les bagages des ouvriers chinois recrutés au service de l’industrie ferroviaire et ça marche du feu de dieu. L’autre star de l’époque, c’est le laudanum, qui est à peu près aussi courant dans les pharmacies familiales que le paracétamol d’aujourd’hui. C’est la version liquide de l’opium, l’automédication est la règle et on s’en sert pour absolument tout. T’as la chiasse ? Laudanum. Des rhumatismes ? Laudanum. Une vilaine toux ? Laudanum.
"Bon pour vos problèmes d'érection, ça marchera pas. Mais la bonne nouvelle, c'est que vous en n'aurez absolument plus rien à foutre".
- L’universelle panacée.
- Voilà. On s’en sert même pour calmer les pleurs des nourrissons.
- Mais non ?
- Oh si, le laudanum y gagne même le surnom de « soulagement des mères ».
- … vu que les pères…
- Oh ils se défoncent aussi, mais pour le côté récréatif et artistique, tu vois ? Poe, Baudelaire, Byron sont de grands buveurs d’opium liquide. Résultat des courses : en 1900, on recense déjà plus de 600 médicaments différents qui contiennent de la morphine, des opiacés, etc. Non seulement la plupart sont en libre accès, mais la production industrielle en fait des produits de consommation de masse bien avant l’agro-alimentaire, par exemple : en 1900, le gramme de cocaïne coûte 25 cents. Et puisque tout est légal, il n’y a ni marché noir, ni criminalité
- … mais un splendide problème de santé publique.
- Ah ben ça… Non seulement personne n’est averti des dangers de ces produits, mais leur impact vient s’ajouter à celui de l’alcool et du tabac. En 1900 toujours, 330 000 Américains consomment régulièrement de l’opium ou de la morphine, soit à peu près au moment où les autorités commencent à écouter les médecins qui font la danse du ventre depuis des années pour expliquer que toutes ces drogues font des ravages. En 1905, aux Etats-Unis, une série d’articles retentissants révèle au grand public les ravages silencieux des drogues en libre accès. Et non seulement les États-Unis vont réagir comme des bourrins, mais le reste du monde va suivre.
- Quoi ? Incroyable.
- Sous l’influence de l’Oncle Sam, les premières législations s’installent au niveau des États - le Food and Drug Act, aux États-Unis, date de 1905 - puis au niveau international : en 1909, la convention de Shanghai sur l’opium débouche sur la Convention internationale de l’opium de La Haye en 1912, premier traité international de lutte contre la drogue.
- En soi, c’est plutôt sain, non ?
- Oh oui. Mais c’est un beau cas d’enfer, de pavés et de bonnes intentions parce que tout le problème est dans l’approche. L’oncle Sam considère que la toxicomanie relève du vice, pas de la dépendance.
- « Tu te drogues ? Arrête. »
- C’est à peu près ça. Les élus considèrent en gros que les consommateurs de drogue vont s’adapter à la loi sans rechigner. En 1919, la Cour Suprême interdit ainsi aux médecins de prescrire des drogues. Y compris la morphine…
- Hein ?
- Voilà. Je te passe les conséquences sur les consommateurs dépendants, sans même parler des dizaines de milliers de soldats qui sont revenus morphinomanes de la Grande Guerre.
- Oh le bel effet pervers.
- Un modèle du genre, d’autant que la Nature a horreur du vide et que les dealers sont là pour le combler. A la seconde où tu interdis une drogue hier encore légale, la transgression devient rentable…
- Et le trafic remplace le commerce.
- Voilà. Le cas de la Prohibition en est l’illustration la plus frappante. L’idée part d’un bon sentiment : en termes de santé publique tu ne fais pas plus ravageur que l’alcool. Mais la Prohibition est un bide : non seulement la consommation ne diminue pas mais elle devient plus risquée.
- Ah bon ?
- Oui, et c’est logique. Les trafiquants se tournent vers des produits plus concentrés – le whisky plutôt que la bière – pour écouler plus d’alcool dans moins de volume, à risque équivalents.
- Oh…
- L’autre effet pervers, en dehors de la naissance d’un véritable crime organisé, c’est le vilain cycle de désinformation qui se met en place. Pour justifier l’émergence de cadres légaux toujours plus durs, de condamnations toujours plus lourdes et d’atteintes aux libertés toujours plus nettes, la désinformation et la propagande tournent parfois à plein. Et là encore, le cas des Etats-Unis est exemplaire de ce type de manipulations, y compris les plus racistes.
- Oh alors ça, franchement, ça me ferait mal, pas aux États-Unis.
- Les Chinois font une première cible idéale. Dès la première décennie du siècle, des politiciens comme l’ancien médecin Hamilton Wright jouent à fond la carte raciale pour glisser dans la tête du grand public l’idée que les pratiques des « jaunes » contaminent la jeunesse américaine.
- Ce n’est pas le rock’n’roll ?
- Ce sera plus tard. Évidemment, cette menace immonde de ces Chinois forcément perfides et fourbes concerne d’abord et surtout les jeunes filles blanches, en sous-entendant plus ou moins ouvertement qu’on les corrompt pour mieux les déshonorer. Deuxième cible et même argument : les Noirs américains. En 1910, le même Hamilton Wright déclare ainsi que « la cocaïne est la cause directe des viols commis par les Nègres ».
- J’ai presque eu l’impression de passer sur CNews une seconde.
- Tu ne crois pas si bien dire. Par journaux interposés, Wright fait aussi beaucoup pour répandre l’idée que la drogue rend les Afro-américains quasiment invincibles, violents et virtuellement impossibles à stopper. C’est même ce qui motive à l’époque le changement de calibre des armes des policiers dans le sud des Etats-Unis, du calibre 32 au calibre 38.
- Tu déconnes ?
- Pas du tout, c’est une des raisons invoquées. Et ça, c’est avant la grande panique sur la marijuana.
- Ganjaaaaaaaaaaaaaaa.
- Calme-toi, Snoop Dog. La psychose commence vingt ans plus tard, vers la fin des années 30, et la croisade est conduite par Harry Anslinger, un puritain pur et dur considéré comme le McCarthy de la lutte contre la drogue.
- Ah oui, ça donne envie.
- Et le truc, c’est que comme c’est accessoirement le patron du Bureau Fédéral des Narcotiques, ce qui lui donne une légère influence. Anslinger dramatise les effets de l’herbe jusqu’au ridicule, avec cette sortie magnifique : « la marijuana est la drogue qui a causé le plus de violence dans l'histoire de l'humanité (…) Elle nous dirige vers le pacifisme et le lavage de cerveau communiste ».
"Tout le pouvoir aux soviets et toute la beuh aussi !"
- Voire vers le reggae.
- MON DIEU NON PITIE. Franchement, quand on le lit, on se demande ce qu’il a consommé, lui parce que c’est quelque chose de sauvage : « Combien de meurtres, de suicides, de vols, d'agressions criminelles, de hold-up, de cambriolages et d'actes de folie maniaque le joint provoque-t-il chaque année ? Personne ne sait, lorsqu’il porte une cigarette de marijuana à ses lèvres, s’il deviendra un joyeux fêtard, un fou insensé, un philosophe ou un assassin ».
- Et encore, imagine que tous ces fumeurs de joints pratiquent le jeu de rôle.
- Il s’en faut de 40 ans, mais ça ne va pas tarder. Dans la foulée, Anslinger horrifie le Congrès en 1937 avec l’histoire de Victor Lacata, un fumeur de marijuana qui a massacré toute sa famille à la hache.
- Mais on a pu dresser un lien entre sa toxicomanie et les meurtres ?
- Absolument pas. Pour ce qu’on en sait, il buvait peut-être du lait et personne ne réclame pour autant l’interdiction des vaches, mais passons : Anslinger entretient des liens relativement relâchés avec les faits qui ne l’arrangent pas. En 1937, il interroge 30 scientifiques sur les effets de la marie-jeanne. 29 les jugent négligeables : il ne publie que le trentième.
- Ahahahaa mais quelle technique de chien de talus.
- C’est efficace. La même année, le Congrès fait de la possession de marijuana un crime fédéral. Pas la culture, le trafic ou la consommation, hein. La possession. Et plus le temps passe, plus Anslinger exploite la carte raciale.
- Avec les Noirs américains comme boucs émissaires, toujours ?
-Oh il se fait aussi une petite fixette sur les Mexicains, pas de jaloux. Il répand à longueur de journaux la rumeur qui veut que des étudiantes blanches tombent enceintes parce que des Mexicains ou des Noirs leur ont fait fumer de la drogue et ont libéré leurs propres instincts dépravés, forcément bestiaux. Sans compter je cite que la marie-jeanne a le défaut de « faire croire aux personnes de couleur qu’elles peuvent être aussi douées que les Blancs ».
- Lovecraft Country.
- Tu retrouves un peu les mêmes thèmes racistes obsessionnels que chez le monsieur de Providence, oui. Les propos tenus sont… Écoute, ça se passe de commentaires : « la plupart des fumeurs de marijuana sont des gens de couleur, des musiciens de jazz et des artistes. Leur musique satanique est animée par la marijuana, et la consommation de marijuana par les femmes blanches leur donne envie d'avoir des relations sexuelles avec des nègres, des artistes et d'autres personnes. C'est une drogue qui cause la folie, la criminalité et la mort ».
- C’est presque un peu au-dessus de l’édito moyen de Valeurs Actuelles.
- D’un cheveu, mais oui. Au passage, l’obsession d’Anslinger pour la fumette lui fait rater l’apparition d’une autre drogue aux effets autrement plus corsés qu’un joint : les amphétamines, qui resteront légales aux Etats-Unis jusqu’en… 1970. Quatre ans après le LSD, qui n’a pas non plus fait bouger une oreille à Anslinger.
- Je crois que c’est ce que je préfère dans les croisades anti-drogue : la lucidité de leurs paladins.
- Au passage, la vision raciale de la marijuana ne s’est pas limitée aux années Trente. En 1968, Richard Nixon fait de la guerre contre les drogues l’un des axes forts de sa campagne. L’un de ses conseillers de l’époque, John Ehrlichman, a admis depuis - en 1994 - que la véritable cible n’était pas réellement le trafic de drogue : « La campagne de Nixon en 1968, puis son administration, avaient deux ennemis : la gauche anti-guerre [du Viêt-Nam] et les Noirs. Nous savions que nous ne pouvions pas rendre illégal le fait d'être Noir ou contre la guerre, d’où l’idée d’amener le public à associer les hippies à la marijuana et les Noirs à l'héroïne. Si nous criminalisions lourdement les deux, nous pourrions perturber ces communautés. Nous pourrions arrêter leurs dirigeants, perquisitionner leurs maisons, interrompre leurs réunions et les dénigrer nuit après nuit aux nouvelles du soir. Est-ce qu’on savait qu'on mentait, pour la drogue ? Bien sûr que oui ».
- … Oh.
- Et ça a fonctionné. La « war on drugs » de Nixon date de 1971 et sincèrement, on n’est pas très loin d’une version Seventies de ces saloperies de lois Jim Crow, avec une véritable ségrégation pénale. On imagine à peine ce que cette politique a permis sur le plan judiciaire : en 30 ans, la population carcérale a été multipliée par cinq aux États-Unis, de 300 000 à plus de deux millions de détenus – dont 60% de de latino- et d’afro-américains. Les deux tiers de cette augmentation sont liés à la drogue. Et ça, c’est sans compter l’influence de ce discours dans la pop culture, donc dans les têtes. Regarde le profil des criminels dans les séries des années 80 aux années 2010, il y a de quoi halluciner.
- Heureusement que tout ça est terminé et que plus personne n’instrumentalise la lutte contre la drogue au service de ses thèses raciste nulle part.
- Passe-moi ce bédo avant que je me mette à pleurer.