En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
13 mars · 11 mn à lire
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La voix de l'épée

Où l'on vous présente la plus dangereuse des chanteuses, la plus lyrique des duellistes, et au final le genre de personnage dont on considère que la biographie manque quand même un peu de crédibilité tellement elle a poussé le bouchon dans tous les domaines.

- Attention, sur la gauche…

- T’inquiète, je les ai vus. Alors, fripons, prenez donc une cruche dans la face, ça vous apprendra les bonnes manières.

- Derrière !

- Félon, viens donc tâter de ma botte !

- Tu parles de ce que tu as aux pieds ou d’une attaque secrète ?

- Mais les deux sont tout à fait envisageables. Dans un premier temps je vais l’envoyer regarder d’un peu plus près le bas de l’escalier.

- Ils sont nombreux là quand même.

- Nombreux, et surtout parfaitement rassemblés sous ce grand candélabre. Grossière erreur, faquins !

- Ah oui, là ils vont littéralement voir des chandelles.

- Voilà, et maintenant le capitaine de la garde. Fente, esquive, ce malotru tombe dans le panneau, parade en quarte, et estocade.

- Beau travail.

- Merci.

- Je dois avouer que j’étais un rien dubitatif quand tu m’as parlé d’un jeu au croisement de Zorro et d’Errol Flynn, mais je m’étais trompé. C’est fort réjouissant[1].

- N’est-ce pas ?

- En plus c’est original d’avoir opté pour un personnage féminin, plutôt qu’une nouvelle déclinaison d’un mousquetaire, d’un pirate, ou quelque chose du genre.

- Original, ou alors ils ont pensé à Julie.

- Julie ?

- La chanteuse d’opéra la plus littéralement sensationnelle du règne de Louis XIV. Et sans doute aussi la cantatrice la plus dangereuse de l’histoire.

- Une cantatrice dangereuse ? Elle pouvait casser des verres et percer les tympans à distance ?

- Elle pouvait bien plutôt te trouer la peau en combat singulier.

- Attends, j’ai l’impression que tu me parles de…quelque chose comme une diva escrimeuse ?

- C’est exactement ça. A la réflexion, je pense que si le studio l’a prise comme modèle pour Adalia de Volador, la première chose à faire a dû être d’atténuer un peu son personnage pour le rendre crédible comme protagoniste de jeu vidéo. Faut quand même que ça reste vraisemblable.

- Tu veux dire que tu penses à une figure historique, qui serait trop extravagante pour être crédible comme personnage d’un jeu vidéo dans lequel une bretteuse solitaire met en déroute l’intégralité de la garde d’une ville ?

- Très précisément, oui.

- Il faut que tu me la présentes.

- C’est…dangereux. Je t’invite à garder tes mains bien en évidence.

- Je vais éviter les mouvements brusques, promis.

- La demoiselle en question nait Julie d’Aubigny, en…y’a un doute, 1670 ou à peu près, peut-être 1673. Elle est la fille de Gaston d’Aubigny. Et sans doute aussi de sa mère.

- On me dit que c’est en effet probable.

- Oui, mais on ne sait rien de l’identité de la maman, à commencer par son nom.

- Bon, concentrons-nous sur le paternel alors.

- Gaston d’Aubigny est le secrétaire de Louis de Lorraine, comte d’Armagnac, Grand Ecuyer de France, en charge de l’éducation des pages du roi et du dressage de ses chevaux. Et vice-versa.

- Ca sonne comme un poste important.

- Un peu oui. Le Grand Ecuyer est l’un des quatre grands officiers de France, nommés par le roi et qu’il appelle « cousin ». Le comte Louis d’Armagnac a également en portefeuille une ribambelle de titres : il est comte, vicomte, chevalier, sénéchal, et gouverneur d’un paquet de truc. Il est né en 1641, ce qui signifie qu’il a au moins 29 ans à la naissance de Julie. Je t’invite à mettre cette information de côté quelque part.

- Je note.

- Julie est élevée par papa, parait-il un grand buveur, joueur, et coureur de jupons.

- Ouais, ça colle à l’idée que je me fais d’un secrétaire. Surtout depuis que tu m’as expliqué que c’était essentiellement ton boulot.

- Je vais littéralement te taper à la machine si tu y tiens. Toujours est-il que plutôt qu’une éducation traditionnelle pour une jeune aristocrate, Gaston donne à sa progéniture celle d’un page.

- Elle s’en sort bien, ça aurait pu être celle d’un cheval.

- Y’a quelques points commun.

- C’est une jeune fille à la page, donc.

- Pas vraiment. La donzelle apprend la danse, le dessin, les lettres, mais aussi l‘escrime et le jeu.

Ah, oui, le prof de « danse »Ah, oui, le prof de « danse »

Elle est manifestement douée, puisqu’à une douzaine d’années Mlle d’Aubigny botte régulièrement les fesses des pages avec lesquels elle traîne. A 16 ans, Julie est une demoiselle aussi redoutable que ravissante. On la décrit comme : grande et athlétique, belle, brune bouclée mais avec des reflets blonds, le nez aquilin, les yeux bleus, un bouche exquise, et des seins parfaits.

Ouais, ok, effectivement, oui, ça passe, admettons, ça passe, et pour le dernier point je vous laisse vous arranger avec la règle 34.Ouais, ok, effectivement, oui, ça passe, admettons, ça passe, et pour le dernier point je vous laisse vous arranger avec la règle 34.

- Charmante jouvencelle.

- Charmante sans aucun doute, jouvencelle plus trop.

- Comment ça ?

- A l’âge de 14 ans, Julie séduit le boss de son père.

- Le boss de son…mais c’est…le Grand Ecuyer ?!

- Tout à fait, le comte d’Armagnac.

- Qui a donc…autour de 43 ans quand ils commencent à se voir tous nus.

- La…euh…valeur n’attend pas le nombre des années ?

- Alors c’est pas du tout le sens de ce proverbe.

- Oui ben Julie a pour le moins du caractère, et quand elle veut quelque chose elle fait en sorte de l’obtenir. En l’occurrence elle voulait un grand officier du royaume, et elle l’a eu. Pour couvrir la chose et rendre tout ça un peu plus convenable…

- C’est pas gagné.

- Le comte organise le mariage de Julie. Après la mort de son père, elle épouse à 17 ans Jean de Maupin, un clerc assez peu remarquable de Saint-Germain-en-Laye. Ce qui n’empêche en rien la jeune épouse de poursuivre sa liaison avec le comte. Et le sieur Maupin se retrouve promptement promu contrôleur des impôts en province.

- Tu veux dire que l’intervention du comte d’Armagnac n’est peut-être pas étrangère à cette mutation ?

- C’est ce que je veux dire, oui. La question est plutôt de savoir si l’Armagnac espérait que sa maîtresse peut-être un peu trop voyante suivrait son époux, ou si ça lui permettrait plutôt de ne plus avoir ce dernier dans les pattes. En tout état de cause Julie reste à Paris, mais sa liaison avec le comte prend fin. Maintenant qu’elle n’est plus en quête de respectabilité comme toute jeune fille de bonne famille à marier, si tant est que ça lui ait jamais vraiment traversé l’esprit, Julie peut désormais vivre comme elle l’entend à la capitale.

- Je vois, la vie trépidante d’une jeune femme urbaine et dynamique, pas particulièrement contrainte par les liens du mariage.

- Et un peu soudarde sur les bords, aussi. Elle a pour habitude de provoquer des bagarres avec de jeunes aristos, ou de rosser les commerçants plutôt que de les payer.

- C’est pas très très…

- Dis donc, t’en veux une ?

- J’ai rien dit.

- Julie est une jeune femme dynamique qui prend soin de sa condition physique, donc elle va à la salle.

- Ah oui ?

- La salle d’armes. Elle y croise un dénommé Sérannes, un maître d’escrime. Et quand je dis qu’elle le croise…

- Ils croisent le fer, c’est ça ?

- C’est…alors sans aucun doute, pour commencer. Mais après on peut retenir l’expression, si tu veux. Ils croisent le fer. Il lui montre sa lame, elle lui présente son fourreau…

- C’est bon, je vois.

- Cependant Sérannes est soupçonné d’être impliqué dans un duel qui a causé un mort.

- « Impliqué dans un duel qui a causé un mort », en clair on pense qu’il a refroidi quelqu'un.

- Voilà. Et ça, ça peut lui attirer de gros problèmes.

- Ah bon ? Mais…

- Mais si c’est un duel, y’a des formes et tout ça, donc il est couvert, c’est ça ?

- Ben oui.

- Ben non. Je sais, les mousquetaires, les duels, les bretteurs qui se balancent des gants pour un oui pour un non, tout ça, mais il n’empêche que pendant en fait tout le 17e siècle, le duel est interdit. Depuis la fin du précédent, même. Faut dire que c’est un véritable problème sanitaire.

- Hein ?

- Ca fait beaucoup de morts.

- A ce point ?

- Ecoute, on estime que les duels tuent 500 personnes par an entre 1588 et 1608. Alors tu vas me dire qu’au tournant du 17e siècle ce n’était certainement pas la première cause de mortalité. Ni la dixième. Ni même où que ce soit dans le haut du classement. Mais en revanche, le duel a le mauvais goût de tuer surtout des membres de l’aristocratie.

- Ca compte plus que tous ces vulgaires paysans qui meurent de septicémie sans même avoir eu l’honneur de la combattre les armes à la main.

- Mais oui, c’est la fine fleur du royaume qui fait couler son beau sang bleu.

- Faut faire quelque chose.

- L’Eglise a déjà condamné et interdit la pratique, mais de toute évidence ce n’est pas particulièrement efficace.

- Hein ?! Tu me dis que tous ces dévots exemplaires n’écoutent leur confesseur que quand ça les arrange ?

- Incroyable, je sais. Donc on se défie et on se trucide pour un oui pour un non. Il convient que le trône s’en mêle. Le roi prend donc un édit pour prohiber le duel en 1599.

- 1599 ? Ben si j’en crois les chiffres que tu as cités…

- Et puis en 1602.

- Ah, oui.

- Et encore 1613, 1617, 1623…

- Je vois le problème.

- Faut dire que dans le même temps, le duel fait vraiment partie des pratiques auxquelles la noblesse tient. Les aristos sont donc nombreux à se ficher comme d’une guigne des interdictions, parce que tu comprends l’honneur passe avant la loi, et à être condamnés. Ca fait un peu tache quand même, le roi ne peut pas non plus laisser passer ça. Par conséquent Henri IV signe pas moins de 7 000 lettres de grâce pour ce motif en 19 ans.

- Peut-être ce brave Henri considérait-il que la mort par arme blanche n’était pas si dramatique.

- Quelque chose me dit qu’il a changé d’avis sur la toute fin.

« Hé, mais ça fait mal en vrai ! »« Hé, mais ça fait mal en vrai ! »

Après lui, en juin 1626, Richelieu prend un nouvel édit, qui va jusqu’à prévoir l’exécution pour les personnes impliquées si un duel est organisé avec des témoins, ou occasionne une mort. Le duel est considéré comme un crime de lèse-majesté.

- Ca ne rigole plus.

- Non. Deux nobles décident par défi de se battre en duel sur la place royale, bilan l’un est décapité et l’autre doit s’exiler. Mais en conséquence le duel devient une façon pour l’aristocratie frondeuse d’affirmer son autonomie vis-à-vis du pouvoir royal.

- Bref, ça continue.

- Ca continue. En 1679, quand Louis XIV déclare que le duel est pour ainsi dire aboli, il faut comprendre qu’il ne fait plus que quelques dizaines de victimes par an. Et qu’il est plus discret, souvent organisé dans des lieux où les forces de la loi ne peuvent intervenir. D’ailleurs Louis le sait bien, lui qui continue à publier des édits pour l’interdire, soit au total 11 pendant son règne. Le premier dès 1651, quelques jours après qu’il a été déclaré majeur, alors qu’il a 13 ans. Et le dernier en 1711.

- Donc à l’époque où Julie d’Aubigny fait des siennes, le duel est pratiqué et interdit.

- Exactement, et le dénommé Sérannes fait donc l’objet de l’attention toute particulière d’un certain Nicolas-Gabriel de la Reynie, lieutenant-général de Police. Et c’est pas n’importe qui, Nicolas-Gabriel. C’est un enquêteur expérimenté, il a environ 60 ans, et qui a notamment mené les investigations sur la fameuse affaire des poisons.

- Une bien ténébreuse histoire.

- De fait. Le lieutenant-général n’est en outre pas qu’un inspecteur. Il chapeaute la police, les cours de justice, les travaux publics, les égouts, la lutte contre les incendies, les affaires sanitaires, le bureau des poids et mesures, le bureau du procureur, les hôpitaux, les prisons, l’approvisionnement de Paris en nourriture et les prix de cette dernière, les marchés et foires, les éditeurs, imprimeurs, et libraires, la supervision des élections (des maîtres des guildes de marchands)…

- A minima l’équivalent d’un préfet.

- Exactement. En plus de tout ça, la Reynie a mis en place un système d’éclairage public et a supervisé la construction d’un pont sur la Seine. Pour faire simple, on le crédite d’avoir transformé Paris d’une ville médiévale à une cité moderne. Or quand on récupère un macchabé après un duel derrière l’église des Carmélites, la Reynie en vient à penser que Sérannes est coupable.

- Ca sent le roussi pour lui.

- Ce qui conduit le suspect et Julie à fuir Paris. Ils partent vers le sud du pays, jusqu’à Marseille. Comme ils sont un peu dans la déch’, ils se mettent à donner des spectacles et démonstrations d’escrime dans les auberges. Avec intermèdes de chant, assurés par Julie qui apprend à pousser la chansonnette en parallèle. A noter qu’elle se travestit pendant ces spectacles. Entendre par là qu’elle s’habillait en cavalier, ce qui est quand même plus pratique et logique pour l’escrime, mais qu’elle ne cherchait pas spécialement à cacher son sexe et à se faire passer pour un homme. Elle avait même plutôt tendance, au contraire, à faire savoir que bien qu’accoutrée comme un bretteur elle était une femme, pour que sa maîtrise de l’escrime soit encore plus remarquable

- Plutôt Jeanne d’Arc que chevalier d’Eon, quoi.

 - Voilà. C’était en outre un argument un peu sensationnel pour attirer les spectateurs à ses spectacles de taverne. On raconte qu’un soir un spectateur contesta qu’elle fut femme, arguant précisément que son expertise martiale et ses capacités athlétiques étaient trop poussées, ce qui impliquait qu’il s’agissait d’un homme. Elle aurait alors tout simplement ouvert sa chemise pour que l’assistance puisse juger.

« Oui mais si ça se trouve ses cheveux sont teints ! »« Oui mais si ça se trouve ses cheveux sont teints ! »

- Une représentation à laquelle on regrette de n’avoir point assisté.

- Et un éclat qui a sans doute bénéficié aux recettes. A Marseille, Julie passe une audition à l’académie de musique de Pierre Gautier, ami de Lully et directeur de théâtre. Elle manque d’entraînement et de travail, mais elle possède une jolie voix de contralto qui impressionne le directeur. Elle est donc admise à l’académie, et fait peu de temps après ses débuts comme chanteuse lyrique professionnelle, sous le nom de Mlle d’Aubigny. En parallèle, elle finit par se désintéresser de Sérannes, et tombe amoureuse de Cécilia Bortigali.

- Ah oui, une fille ?

- Eh ben oui.

- Ecoute, ça sera sans doute plus paisible que de fréquenter un maître d’armes.

- Ha ha, essaie encore. Quand la famille de la jeune Cécilia l’apprend, ils l’expédient vite fait au couvent des Visitandines à Avignon. Julie trouve alors instantanément la vocation, est touchée par la grâce, et décide donc d’intégrer exactement le même couvent.

- C’est un miracle !

- Au moins. Mais bon semblerait que la vie amoureuse dans un couvent ce n’est pas optimal, à croire que l’endroit n’est pas fait pour. Nos deux tourterelles projettent donc de se faire la malle. Julie récupère le corps d’une nonne récemment décédée, c'est-à-dire qu’elle le déterre, le met dans le lit de son amante, et fout le feu au tout.

- Elle…elle a retiré l’amante en question au préalable, rassure-moi.

- Mais oui, enfin. S’agit pas tant de cramer le couvent que de faire croire à la mort de Cécilia. Ce qui n’empêche pas l’établissement de brûler un peu quand même. Ce sur quoi elles prennent la poudre d’escampette. Elles vivent en cavale pendant trois mois, mais Julie se lasse de Cécilia et l’abandonne. Cette dernière retourne donc à sa famille, qui la réexpédie fissa au couvent.

- Bien la peine.

- L’épisode vaut à Julie un procès par contumace pour vol de cadavre, incendie, enlèvement, et non-comparution. Et encore, on la juge comme le sieur d’Aubigny pour éviter de mettre en avant le caractère homosexuel de l’affaire, qui n’est pas le moins scandaleux.

- Je crains qu’elle ne s’en tire pas avec une amende forfaitaire.

- Non, ce sont autant de choses qui poussent le parlement d’Aix à prononcer une condamnation à mort. Sur le bûcher. Il va sans dire que notre duelliste/chanteuse n’a pas particulièrement l’intention d’honorer son rendez-vous avec le bourreau, et met les voiles direction Paris. Elle chante dans les auberges en chemin, puisque c’est maintenant la carrière qu’elle a choisie. On raconte ainsi que quand elle passe à Orléans, un ancien musicien et acteur du nom de Maréchal la prend sous son aile pendant quelque temps pour continuer à la former. Avant qu’elle ne reparte en direction de Paris, parce que le Maréchal en question était aussi devenu un poivrot de compétition et que ça commençait à la saouler, elle.

- A nous deux Paris, je me voyais déjà, etc.

- C’est ça. Enfin bon, quand même, elle ne se refait pas.

- Comment ça ?

- Sur la route, elle fait étape dans une auberge à Villeperdue. Et comme d’hab désormais, elle pousse la chansonnette pour payer le gîte et le couvert. Or il se trouve que l’assistance compte un certain nombre de jeunes hobereaux, par définition un peu turbulents. Et évidemment, qu’est-ce qui se passe quand une aventurière escrimeuse qui n’a pas froid aux yeux et le caractère aussi trempé que la lame se pose dans une taverne ? Sans doute équipée de grands chandeliers suspendus de façon précaire à une corde, qui ne demandent qu’à ce qu’on se pende après ? Et qu’il y a sur place quelques têtes brûlées ? Bien sûr, une baston d’auberge !

- J’ai failli attendre. Qu’est-ce qui met le feu aux poudres ?

- C’est pas bien clair. Ou bien l’un des jeunes hommes demandent à Julie, qui comme à son habitude chante habillée en homme, de pouvoir vérifier que c’est bien une femme…

- Peut-être avait-il entendu que ça se faisait du côté de Marseille ?

- Peut-être, mais il lui a alors manifestement demandé d’une façon qui lui a moins plu. Ou bien elle a trop ouvertement montré que la compagnie des jeunes godelureaux à table l’ennuyait, ce qu’ils ont mal pris. D’une façon comme d’une autre, ça monte dans les tours, et on sort dans la cour. Julie finit par défier trois hommes en duel, et les met minable.

« Vous m’avez pas l’air bien doués, je vous ai mis une cible pour vous aider. »« Vous m’avez pas l’air bien doués, je vous ai mis une cible pour vous aider. »

Se trouve que l’un d’entre eux est Louis-Joseph de Luynes, fils du duc du même nom. Il se fait corriger comme les autres, et les versions concordent pour dire qu’elle lui passe sa lame à travers l’épaule, de suffisamment loin pour qu’il puisse la voir ressortir.

- Fuir parce qu’on a une condamnation à mort aux fesses et trouer un fils de duc en chemin, ça c’est une brillante idée.

- Parce que le rejeton et son duc de père risquent de lui chercher des noises ?

- Ben oui.

- Nan, pas de quoi s’inquiéter de ce côté. Louis-Joseph ne va pas particulièrement lui en vouloir.

- Ah. Parce que…c’est en fait quelqu'un d’honorable, qu’il reconnaît en Julie une adversaire supérieure, voire qu’il admet que son comportement était fautif ?

- Mmmm…non, c’est pas tout à fait ça.

- Mais alors quoi ?

- Ben je te le donne en mille, ils deviennent amants.

- Non, tu te moques de moi ?!

- Point.

- Mais c’est…

- Trop beau ?

- Exactement. J’ai eu des scénarios refusés pour moins que ça.

- Eh ben la prochaine fois tu leurs parleras de l‘art qui imite la vie. Evidemment la liaison avec Luynes ne dure pas, même s’ils restent amis jusqu’à la fin de leurs jours. Après un certain nombre d’étapes qui représenteront sans doute autant d’épisodes dans la future série que nous allons vendre au monde entier, Julie arrive à la capitale. Avant d’y brûler les planches…

- Et pas de couvents, si c’est pas trop demander.

- Elle doit s’occuper d’un petit détail mineur qui pourrait compliquer les auditions.

- A savoir ?

- Oh, trois fois rien, elle est condamnée à mort.

- Ah, oui. Ca pourrait aboutir à des moments gênants.

« Vous allez rire, j’ai oublié de mentionner un truc. »« Vous allez rire, j’ai oublié de mentionner un truc. »

- Elle reprend donc contact avec le comte d’Armagnac, qui lui promet d’en toucher un mot au roi. Ce qu’il fait. On raconte que les aventures de Julie plaisent à Louis, qui lui accorde son pardon.

- Parfait, direction la scène alors.

-C’est ça. Elle doit insister un peu, mais finit par être engagée par l’Académie royale de musique, le futur opéra de Paris. Elle choisit cette fois de se faire appeler Madame Maupin, ce qui correspond toujours à son état civil, puisqu’elle reste officiellement et formellement mariée à ce brave homme. Enfin plutôt Mademoiselle, conformément à la tradition théâtrale.

Elle fait bien ce qu’elle veut, on va pas la contredire.Elle fait bien ce qu’elle veut, on va pas la contredire.

Le plus ancien rôle référencé de celle qui va rapidement être appelée « la Maupin » remonte à 1690. Il fait partie de l’opéra Cadmus et Hermione, et tu ne devineras jamais qui interprète Julie.

- Non, sans doute pas, gagnons du temps.

- On lui confie le rôle d’Athèna.

- Je ne suis pas convaincu qu’on puisse en faire une image de la sagesse ou de la virginité, mais comme incarnation de la victoire les armes à la main faut reconnaître que c’est approprié.

- Exactement. En plus d’avoir un joli brin de voix reconnu par tous, tout comme sa plastique, Mlle Maupin est semble-t-il également douée pour la danse et le jeu. Et séduire ses collègues, puisqu’elle a des relations avec deux autres cantatrices. Le public est également conquis, et elle chante jusqu’à quatre soirs par semaine, au grand ravissement des spectateurs. La Maupin est saluée comme ayant la plus belle voix du monde.

Quelques esprits grincheux formulèrent un avis différent avant de tomber bêtement sur une rapière qui traînait.Quelques esprits grincheux formulèrent un avis différent avant de tomber bêtement sur une rapière qui traînait.

- Bien. Et puis c’est toujours mieux que de croiser le fer à tout bout de champ. La musique adoucit les mœurs.

- Mouais, je suis pas convaincu. Un jour, le ténor Duménil, notoirement porté sur la boisson, insulte et malmène des chanteuses de la troupe. Julie, pour l’occasion habillée en homme, le provoque en duel sur la place des Victoires, juste à côté. Cependant il refuse, arguant notamment qu’il ne connait pas cet individu.

- Pas bête de sa part.

- Sans doute. Cela dit ça ne sauve pas ses fesses, elle lui administre une sévère correction à coups de canne. Le lendemain, Duménil prétend avoir été agressé par trois voleurs, ce qui courrouce passablement Julie. Elle dénonce ses calembredaines, le traite de menteur et de poltron, explique qu’elle l’a rossé toute seule, et produit comme preuves sa montre et sa tabatière.

- Hé hé.

- Julie fait aussi des éclats dans la haute société. Elle se pointe à un bal royal, habillée en homme, puis fait la cour et embrasse mademoiselle de Séry, demoiselle d’honneur de la princesse Palatine. Au nez et à la barbe de trois nobliaux qui n’aspiraient qu’à en faire autant. Ils la défient en duel, parce qu’ils ne s’étaient manifestement pas bien renseignés. Elle les prend un par un, et les tabasse allègrement.

- Le contraire m’aurait surpris. Et un peu déçu aussi.

- Or il se trouve que son Altesse le roi venait d’interdire encore les duels, donc Julie se retrouve à nouveau avec la justice aux fesses. Elle doit aller voir ailleurs un petit moment, le temps que l’affaire se tasse. Elle part donc un an à Bruxelles.

- C’est le moment où je dois deviner si elle y devient la coqueluche de la scène lyrique, y larde les goujats de l’aristocratie, ou en met quelques-uns dans son lit ? Ou les trois ?

- Elle parvient à rester relativement discrète, puisqu’elle se contente d’entretenir une liaison avec l’Electeur Maximilien-Emmanuel de Bavière. Le tout alors qu’elle est techniquement toujours mariée à Maupin, en passant.

- Très raisonnable.

- Puis elle revient à Paris pour implorer le roi de lui accorder un nouveau pardon. Louis s’amuse à déclarer qu’il a interdit le duel aux hommes, donc qu’elle est absoute. Puisque l’ambiance est à la concorde, elle en profite également pour se réconcilier avec son Maupin de mari.

- Se serait-elle assagie ?!

- Possible. C’est qu’avec tout ça, elle a…à peine trente ans, au plus. Elle remonte sur les planches, et y est toujours aussi populaire. En 1702, André Campra compose Tancrède, le premier opéra à Paris dont le premier rôle féminin (Clorinde) est une mezzo-soprano, et non une soprano, pour elle.

- Elle fait l’histoire de l’opéra, quoi.

- Mais oui. A partir de 1703, elle fréquente la marquise de Florensac, qui est considérée comme une des plus belles femmes de France.

- J’ai chaud, d’un coup.

- Elles restent ensemble deux ans, soit la plus longue relation de Julie. La liaison prend fin avec la disparition tragique et prématurée de la marquise, emportée par une fièvre à 35 ans. Abattue, Julie quitte la scène et la vie publique.

- Quel dommage.

- Il va malheureusement falloir s’y faire. Julie d’Aubigny, épouse Maupin, cantatrice fatale, duelliste enchanteresse, et vice versa, disparaît à son tour en 1707. Globalement au même âge que son dernier amour.

- Voilà qui me fâche fort.

- Comme je te comprends. On relance une partie ?

- En garde !



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