En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
23 mai · 6 mn à lire
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Bal tragique à Moscou

Où l'on découvre qu'il est sans doute plus prudent de ne pas prévoir de cérémonie un 30 mai. Qu'il s'agisse d'un mariage, ce qui peut tous nous concerner, ou d'un couronnement, ce qui honnêtement à moins de chances de nous arriver, mais après tout qui sait.

- Alors, c’était bien ?

- Oh ma foi oui. Les mariés étaient mignons et avaient l’air contents d’être là, l’adjoint a fait un discours sympa, on est était bien placés pour le repas, et le DJ a joué la Danse des canards et Chemical Warfare. Un mariage réussi en bonne et due forme.

- J’ai jeté un œil par la fenêtre, vous avez pris une bonne saucée, non ?

- Ah oui. Bon, rien de dramatique, hein. On est rentrés voilà. Après c’est vrai que la partie pénible ça a été 70 personnes qui répètent « mariage pluvieux mariage heureux » pendant un quart d’heure.

- Ouch.

- Ouais. Note que je comprends l’intention profonde et spontanée. Ca part d’un bon sentiment et de cette tendance atavique à vouloir trouver des signes n’importe où.

- Mais ça finit par être lourd.

- C’est ça. Comme si tu pouvais prévoir le sort d’une union à partir de la météo, du fait de voir ou non une robe avant un certain moment, ou du nombre de choux par part de pièce montée.

- Qui est invariablement « pas assez », d’ailleurs.

- Exact. Mais tu vois ce que je veux dire, on ne peut pas tirer de conclusions de la façon dont se sont passées les célébrations.

- Bien sûr que non. Après, que veux-tu, y’a des exemples qui marquent, quand même. Des débuts qui auguraient mal de la suite, donc forcément quand cette dernière a effectivement viré à la catastrophe ça peut impressionner. Surtout quand ce sont des événements qui touchent d’une façon ou d’une autre tout le pays.

- Tu penses à quoi ?

Oh, rien.Oh, rien.- Puisqu’on parle de mariage, prends donc celui du dauphin Louis et de Marie-Antoinette d’Autriche.

- Le futur Louis XVI ?

- Lui-même.

- J’ai le souvenir que ça assez mal fini pour eux, mais les débuts sont plus flous.

- Laisse-moi te rafraîchir la mémoire. Louis et Marie-Antoinette se marient le 16 mai 1770, et les fêtes durent plusieurs jours. Afin d’y associer le bon peuple, les mauvaises langues dont je ne suis certainement pas diraient qu’après tout c’est lui qui paie, une foire est organisée dans Paris. Les festivités populaires culminent le 30 mai, avec un feu d’artifice tiré pour célébrer la chose depuis la place Louis XV, aujourd'hui la Concorde.

- Ben c’est sympa. En attendant le 14 juillet dans 20 ans.

- Voilà, faut patienter. Histoire qu’il n’y en ait pas que pour les yeux, des distributions gratuites de boissons et de nourriture sont organisées à plusieurs carrefours de la capitale. Sur la place elle-même, tu as carrément des fontaines de vin.

- Vive les mariés !

- Aussi, des orchestres. Mais bon surtout des fontaines de vin. Le feu d’artifice est tiré depuis l’arrière d’un bâtiment provisoire, le Temple de l’Hymen. Et tu es prié de le prendre au sens métaphorique et non pas bassement littéral et physiologique.

- Je prends l’hymen de la reine comme je veux.

- Rustre. Le Temple en question est un machin pompier construit en style corinthien avec des guirlandes, des figures allégoriques, et des portraits des jeunes mariés.

Et le choix de la palette tricolore, c’est pas un signe peut-être ?!Et le choix de la palette tricolore, c’est pas un signe peut-être ?!- Doit même sûrement y avoir un guignol empoudré en pâmoison pour commenter la soirée sur un ton à la fois benêt et autosatisfait.

- Sans doute. L’assistance est estimée à plusieurs centaines de milliers de personnes, quand même. Point important, la configuration des lieux n’est évidemment pas celle que nous connaissons aujourd'hui. Il n’y a à l’époque qu’une seule véritable rue pour accéder à la place. Ce qui signifie que les gens qui s’y rendent et ceux qui la quittent se croisent. Par ailleurs, elle se ressert un peu avant d’atteindre les faubourgs. Enfin, elle n’est pas vraiment encore bien finie et aménagée, ce qui signifie que le sol est pour le moins inégal, avec des trous et irrégularités.

- C’est pas trop carrossable.

- Disons que tu te fais secouer, et que tu dois faire attention là où tu mets les pieds si tu marches. Sur ce, le feu d’artifice est tiré, et tout se passe bien. Des témoins aristocrates le décrivent comme « pas ouf, mais ça va », et voilà. Mais sur la fin, une fusée ne part pas, retombe sur l’estrade et l’enflamme. Ce qui provoque assez logiquement un mouvement de foule.

- Aïe.

- Comme tu dis. La foule se précipite dans la rue pour partir, alors que plusieurs carrosses y sont déjà engagés. Et que par ailleurs les pompiers dépêchés pour atteindre le feu vont essayer d’arriver dans l’autre sens.

- Je vois le tableau.

Vous aussi, c’était pas nécessaire ? Désolé.Vous aussi, c’était pas nécessaire ? Désolé.La bousculade provoque des chutes, et les malheureux se font piétiner et y restent. Par ailleurs, alors que les carrosses bouchent la sortie de la rue, la foule est coincée et écrasée. La pression est telle que trois chevaux finissent étouffés.

- Ecoute, tant que ce ne sont que des…

- Le bilan atteint 132 morts. Et plusieurs centaines de blessés.

- Mariage bousculé, mariage…enchanté ?

- En attendant, à Versailles, l’ambiance n’est plus du tout à la fête. Alarmés, les jeunes (14 et 16 ans) époux prennent sur leurs deniers pour aider les victimes.

- « Leurs ».

- Oui bon, Louis demande que toute l’allocation prévue pour ses « menus plaisirs » du mois soit versée aux familles. Ca part d‘un bon sentiment.

- Eh bien voilà une union qui s’annonce joyeuse.

- Oui, maintenant il ne va plus falloir attendre que plusieurs années pour qu’il veuille bien déflorer son épouse. Ce qui…bon, qu’il ait pris son temps quand elle avait 14 ans, dans l’absolu c’est pas plus mal, mais enfin, sept ans quand même.

- C'est-à-dire que quand le Temple de l’Hymen prend feu, ça peut refroidir.

- Admettons.

« Allons, n’en tirons pas de conclusions. Gardons la tête sur les épaules. »« Allons, n’en tirons pas de conclusions. Gardons la tête sur les épaules. »Mais dans le même genre, tu as beaucoup, beaucoup mi…je veux dire bien pire.

- Qui ça ?

- Devinette, chez qui on prend des événements dramatiques, et on pousse les potards à 11 ?

- Mmm…les Russes ?

- Tout juste.

- Une histoire de Romanov ?

- Exactement. Pour rappel, la dynastie Romanov a régné sur la Russie pendant 300 ans et a étendu l’empire sur 3 continents. Ce qui nous amène au tsar Nicolas II. Son père et prédécesseur, Alexandre III, meurt en 1894, mais ce n’est qu’en 1896 que son fils Nicolas reçoit la couronne.

- Ah ben faut se préparer, on s’attendait pas du tout à ce que ce soit lui.

- Ca doit être ça. Les préparatifs commencent en janvier 1896 avec la constitution de la Commission et du Bureau du Couronnement, sous l‘impulsion du ministre de la Cour impériale. L’organisation est confiée au gouverneur-général de Moscou, le Grand-Duc Sergueï Alexandrovich.

Et bon, déjà, est-ce bien sérieux ?Et bon, déjà, est-ce bien sérieux ?Ce doit être l’une des plus fastueuses et chères cérémonies de couronnement de l’histoire. Elle se tient toujours à Moscou, dans la cathédrale du Kremlin, même si la capitale a été déplacée à Saint-Pétersbourg en 1712 sous le règne de Pierre le Grand.

- Allez, fais-moi le programme.

- Quand on parle du couronnement, il ne s’agissait pas d’une journée. Oh non. Il y a plusieurs semaines de célébration et de protocole, du 18 mai au 7 juin. Le couple impérial ne devait d’ailleurs arriver à Moscou que le 21, trois jours après le début de tout le tralala.

- Sous les vivats d’une foule en liesse, bien sûr.

- Eh bien oui. Le tsar et la tsarine sont acclamés par des milliers de sujets. Le couronnement proprement dit se tient le 26.

A tsar is born.A tsar is born.Plus de 3,5 tonnes de vaisselle, dont près de 700 kg de couverts en or, sont amenés depuis Saint Pétersbourg.

- On ne plaisante pas sur la dinette.

- Que non. Pour associer pleinement le bon peuple aux festivités, un grand banquet populaire est organisé le 30, qui est également déclaré jour national de congé pour célébrer l’événement.

- Le 30 mai, tiens donc, encore.

- Ouais. Une date à éviter, peut-être. Le machin se tient sur le champ de Khodynka, juste en dehors de Moscou. Et quand je dis champ, c’est sans doute un peu flatteur. Champ de patates serait plus juste.

- Champ de vodka, s'il-te-plaît.

- Si tu veux. Le champ de Khodynka avait été pour partie excavé pour fournir de l’argile à la ville, d’où un fossé, une tranchée en fait, d’une longueur de 64 mètres sur plusieurs mètres de profondeur. Elle avait été recouverte de planches pour l‘occasion, et les différents stands prévus pour la fête étaient installés une vingtaine de mètres plus loin, parallèlement à la fosse. Par ailleurs la surface du champ n’était pas particulièrement plane, avec des trous et irrégularités. Il y a également plusieurs puits, eux aussi recouverts de planches vite fait.

- C’est quoi ces stands ?

- Voilà ce qui est prévu : chaque personne présente recevra un petit pain, un bretzel, une saucisse, un pain d’épice, des noisettes et fruits secs, et un gobelet commémoratif.

Réutilisable. C’est bien, c’est écoresponsable.Réutilisable. C’est bien, c’est écoresponsable.Le tout est en plus emballé dans une écharpe.

- Ok, c’est sympa/

- Et puis il y a de la boisson à volonté.

- Ah, mieux.

- On prévoit 10 000 fûts d’hydromel, et 30 000 de bière, et toute personne qui se présente devant les fontaines à boissons avec son gobelet commémoratif peut se rincer à l’œil.

- Ah oui, y’a aussi des strip-teaseuses ?

- Se rincer à l’œil, pas se rincer l’œil. Y’a aussi à manger, au même prix. 150 stands pour la distribution des cadeaux, et 20 pour la boisson. Et de nombreux stands de spectacles. Toutes ces structures sont disposées sur le côté du champ.

- Du côté où il y a une fosse, donc.

- Voilà. La foule commence à se presser sur place dès la veille. Le 30 à 5 heures du matin, il y a un DEMI-MILLION de pélots massés sur le champ. Pour un service d’ordre de 1 800 policiers. Les organisateurs n’avaient manifestement pas prévu qu’on viendrait de toute la région pour assister aux festivités.

Presque autant de monde que pour l’inauguration de Trump.Presque autant de monde que pour l’inauguration de Trump.- Ca se comprend, qui aurait pu imaginer que des gens viendraient pour picoler gratos ?

- Et recevoir un pain d’épice. On a la chance d’avoir un récit détaillé de toute ça, raconté par le journaliste Vladimir Gilyarovskyi, vétéran du reportage de guerre et de catastrophe. Il est arrivé la veille au soir, et raconte qu’il est déjà très difficile de circuler dans l’assistance tellement elle est dense. Il passe la nuit avec la foule amassée là, avant de raconter le cœur de la mêlée. Il explique que l’organisation spatiale de l’événement est mal conçue.

- Mais non, ça va bien se passer.

- La distribution des cadeaux doit commencer le 30 à 10h. Mais devant la demande insistante, les personnels qui en ont la charge commencent à en donner aux milliers de gens qui se pressent déjà devant eux. Rapidement, des rumeurs circulent selon lesquelles, d’une part, il n’y a presque plus de saucisses et de bière parce que le personnel les détourne, et d’autre part les tasses commémoratives contiennent une pièce d’or.

- On est d’accord qu’il n’a jamais été question de ça ?

- Ben non. Tout ça crée un mouvement de masse, qui tourne à la ruée. Les équipes de distribution commencent à balancer les paquets dans la foule, ce qui n’arrange rien. Les stands sont emportés et détruits, des centaines de personnes tombent et sont écrasées dans les différentes tranchées, les puits, et les fossés. On meurt enseveli ou broyé debout pour une saucisse, une bière, ou une hypothétique pièce d’or.

« Malin d’avoir creusé les fosses avant. »« Malin d’avoir creusé les fosses avant. »

- Quelle horreur.

- On évacue 1 389 corps, et plusieurs centaines de blessés. Les chiffres varient, de 900 à 1 300. Certains vont jusqu’à 20 000. Le fait est qu’un certain nombre d’entre eux a pu quitter les lieux en dépit de leurs blessures, ce qui complique un peu les comptes. Le terme important ici est « évacue ».

- Pourquoi ?

- La plupart des personnes présentes sur place ne remarquent même pas le drame, et les festivités se poursuivent. En milieu de journées il y a de l’ordre de 300 000 personnes, dont beaucoup ne sont pas au courant. On nettoie et débarrasse tout ça pour que ça soit bien propre à l’arrivée du souverain, et à 2 heures de l’après-midi le tsar se pointe, accueilli par des vivats tonitruants et un concert d’orchestre.

« Quelqu'un a vu mon crush ? »« Quelqu'un a vu mon crush ? »

- Non mais 1 400 morts sur plus de 400 000 spectateurs, ça fait un taux de perte très raisonnable.

- Tout à fait. Le soir-même, la famille impériale honore son invitation à l’ambassade de France, considérant qu’il serait pire de froisser l’ambassadeur que le peuple russe.

La raison d’Etat.La raison d’Etat.Les autorités interdisent de parler de la catastrophe, mais le reportage de Gilyarovskyi paraît dès le 31 parce que le gouverneur-général accorde une autorisation exceptionnelle à son journal, le Russkie Vedomosti. Pour autant le 30 c’est ce même gouverneur-général qui ordonne, quand il apprend les événements, que tout soit nettoyé et dégagé pour l’arrivée du tsar.

- Et ça passe comment auprès du bon peuple en liesse ?

- Nicolas II commence son règne sous le surnom de Nicolas le Sanglant, et les autorités font face à de sévères critiques pour leur gestion des événements. Bon, pour être tout à fait honnête, Nicolas écrit dans son journal qu’il ressent un grand dégoût en apprenant la nouvelle, et que cette tragédie représente un grand péché. Cela dit il l’apprend alors qu’il est en route pour Khodynka, et il décide de maintenir la célébration.

« Allez, on se dépêche, paraît qu’il n’y a presque plus de bibine. »« Allez, on se dépêche, paraît qu’il n’y a presque plus de bibine. »Le tsar et la tsarine rendent visite à des blessés hospitalisés dans les jours qui suivent, et versent des sommes conséquentes aux familles des victimes.

- Mouais.

- Le tsar veut une enquête et des punitions, mais de toute évidence le Grand-Duc Sergueï Alexandrovich porte une grande partie des responsabilités. Non seulement c‘est son oncle, mais les autres grands-ducs rejettent l’idée de le punir. Ca porterait un coup à la monarchie et sa légitimité, et plusieurs autres grands-ducs avertissent qu’ils démissionneront de leurs fonctions si cela se produisait. Le tsar cède, et les sanctions ne touchent que des lampistes.

« Il ne s’est rien passé à Khodynka, d’accord ? »« Il ne s’est rien passé à Khodynka, d’accord ? »Mais la société moscovite lui en veut d’avoir maintenu les festivités. On parle de Sergueï Alexandrovich comme le prince de Khodynka, et beaucoup disent y voir un sombre présage concernant le règne du tsar. L’événement participe indubitablement au ressentiment du peuple contre l’aristocratie, qui se traduira 20 ans plus tard par la Révolution.

- On est d’accord que ce n’est pas ce qui l’a provoquée, mais ça a aidé.

- Voilà. D’autant qu’il y a eu un rappel. Le dernier livre de Tolstoï, écrit en 1910 et publié en 1912, s’intitule Khodynka et relate ces évènements.

- Bon, écoute, pour mon anniversaire on fera simple.