En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
30 août · 5 mn à lire
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Cochonnailles, chambres à trois sous et meurtres en série

Où l'on se penche sur une bien belle affaire de meurtre rural comme on les aime.

Ceux qui connaissent les plateaux de l’Ardèche savent que dans la catégorie coin perdu, la région que traverse la route qui va de Montélimar au Puy-en-Velay fait figure de candidat idéal. Une terre de hautes landes, isolée et sauvage, balayée par des vents surgis de tous les points cardinaux avec une prédilection pour le nord – la burle, il faut se l’être pris dans la courge pour comprendre que la bise ou le mistral ne sont que d’aimables plaisanteries. Là, on sent qu’Éole était encore bourré. Bref, un coin du monde où il ne fait toujours pas bon randonner sans une bonne carte dès qu’on s’éloigne des routes. L’été, on risque vite de tomber dans une tourbière – ou sur une meute de loups, le Gévaudan n’est pas loin. L’hiver, les congères accumulées font perdre tout repère en un clin d’œil. Et ça, c’est aujourd’hui. Autant dire qu’il y a deux siècles de ça, on ne s’éloignait pas de la route sans de solides raisons [1]. Cette route, vers 1830, c’est la civilisation ; s’en éloigner de 300 mètres, c’est risquer sa vie sur une série de plateaux désolés à 1300 mètres d’altitude.

D’autant qu’on y trouve tout ce qu’on veut, le long de cette route. Des bornes routières, histoire de se repérer, des relais pour les chevaux, des burons ou des jasseries. Autant de refuges où on peut s’abriter des intempéries, boire et manger, se laver sommairement, se trouver une chambre, une grange ou une mauvaise paillasse aussi, voire acheter quelques provisions. Bref, des auberges comme celle de Peyrebeille, à quelques encablures du petit bourg ardéchois de Lanarce.

Si Platon revenait pour nous emmerder avec ses fameuses Idées [2], c’est bien simple : Peyrebeille, c’est le modèle même de l’auberge. L’archétype de l’auberge. Un bâtiment bas en bord de route, composé d’un grand corps de logis et de ses dépendances, qu’on atteint en sortant d’une grande forêt de sapins.

Non mais faut voir ça de jour, c’est plus joyeux.

Dans les années 1820, le bâtiment appartient à un couple du genre taiseux, Pierre et Marie Martin. Les deux époux tiennent l’établissement avec leur neveu André et Jean Rochette, un domestique qu’on surnomme Fétiche. Un garçon bien sympathique, Fétiche, de l’avis général. Pas malin, mais solide. Fort comme un bœuf, con comme une pantoufle, encore un qui n’aura pas l’ide saugrenue de se plaindre qu’on le fasse bosser comme un esclave.

Un corps sur les berges

Et puis le 26 octobre 1831, première année du règne de Louis-Philippe 1er, voilà que le tissu passablement morne du quotidien se déchire d’un coup lorsqu’une découverte pas franchement ragoûtante met de l’animation dans le quotidien tranquille d’une région qui ne se distingue pas par une activité échevelée.

A dix kilomètres de Peyrebeille, on retrouve au bord de l’Allier le cadavre d’un homme au crâne défoncé. Un de ses genoux est brisé. Comme le brave homme n’a pas l’air d’être mort d’une petite grippe, la maréchaussée ouvre logiquement une enquête et les braves pandores ne tardent pas à identifier le bonhomme : Antoine Enjolras, un maquignon bien connu dans la région, où il vend ses bêtes depuis des années. On l’a aperçu peu de temps auparavant, d’ailleurs, justement à l’auberge de Peyrebeille. Le brave homme était à la recherche d’une génisse égarée sur le plateau et on ne l’a pas revu vivant après cette halte. Toujours aussi logiquement, le juge de paix Étienne Filiat-Duclaux se rend sur place pour interroger les Martin.

Braves Martin, brave misère

L’humanité étant ce qu’elle est, il ne faut pas longtemps pour que ça jase et les rumeurs se répandent comme une traînée de poudre, au rythme des témoignages qui affluent. Leur vigueur est d’ailleurs proportionnelle au niveau de haine qui entoure les deux propriétaires, dont la relative aisance a d’autant plus fait des jaloux que la caractère cassant de Pierre Martin lui a valu de solides inimités.

Un témoin affirme avoir vu une charrette s’éloigner, conduite par Fétiche et transportant un corps. Il n’en faut pas plus pour que le jour de la Toussaint, Pierre Martin et son neveu soient arrêtés et conduits en prison. Fétiche les rejoint le lendemain, Marie Martin un peu plus tard.

Et là, ça part complètement en saucisson.

Au fil des témoignages, les enquêteurs commencent à se demander si le corps près de l’Allier ne serait pas par hasard le cadavre qui cache le cimetière. À en croire les témoins qui se multiplient, les époux Martin ont fait de l’auberge un véritable coupe-gorge, au sens le plus littéral du terme. Depuis un bon quart de siècle, les quatre complices auraient assassiné un nombre invraisemblable de clients pour leur piquer leurs picaillons. Tout le monde, au passage semble se foutre complètement du fait qu’on ait retrouvé le portefeuille du maquignon sur sa dépouille, gorgé de billets. Le récit qui s’impose, c’est que les Martin sont d’abominables assassins, des naufrageurs des landes auvergnates, motivés par l’appât du gain.

Et ce qui est vrai, c’est que les Martin ne sont pas pauvres : ils détiennent près de 30 000 francs or de côté, dans les 650 000 € d’aujourd’hui. Ce qui n’est pas mal pour une auberge relativement isolée en pleine cambrousse, certes, mais pas non plus le coffre-fort de l’Oncle Picsou. Mais voilà : la rumeur publique enfle, les journaux régionaux puis nationaux s’en mêlent et pour la France entière, le banal relais routier des Martin devient rapidement « l’Auberge rouge », « l’auberge sanglante », « l’ossuaire ».

Un bien bel enthousiasme collectif

Le 18 juin 1833, le procès s’ouvre à Privas. 109 témoins se succèdent à la barre – oui, tout de même -, tous plus bavards les uns que les autres. Dans la salle comme dans la presse, les dépositions à charge étouffent le témoignage de ceux pour qui tout s’est très bien passé à Peyrebeille. L’enthousiasme fait le reste et certains jurent que les Martin ne se sont pas cantonnés à couper la gorge de leurs clients.

On parle de sang sur les murs, de linges ensanglantés, des fumées noires et grasses qui s’échappaient de la petite cheminée, de leur curieuse odeur aussi. Un ancien client jure ses grands dieux qu’il a vu de ses propres yeux des mains humaines cuire à l’étouffée dans le chaudron. Un autre assure que le four à pain ne servait pas qu’à chauffer des miches. On évoque de drôles de ragoûts, des hachis originaux, des tourtes au lapin sans lapin, mais bien carnées tout de même. On susurre que les Martin et leur brave Fétiche se débarrassaient des os en les donnant aux porcs.

Bref, les Martin auraient très bien servi leurs clients. En petits bouts, dans un grand plat. Avec des patates.

Comme on n’en est plus à ça près, la rumeur publique leur attribue tous les disparus de la région depuis vingt-cinq ans, soit 53 disparitions et plusieurs tentatives d'assassinat et de vols. L'acte d'accusation ne retint certes que deux meurtres, quatre tentatives et six vols, mais sur la base de… ben rien de probant, en dehors des témoignages.

Le procès, qui dure une semaine, se déroule dans une atmosphère délétère. L’affaire s’enlise mais les habitants de la région, qui tiennent leurs coupables, se sont fait leurs propre avis bien avant le verdict. Tant pis pour les faits invérifiables, tant pis pour les confusions, tant pis aussi si les magistrats de Privas ne prennent pas même la peine de… se rendre sur place !

Il a tranché, le peuple, et il attend que les juges en fassent de même avec le cou des taverniers.

Coup de théâtre

Mais voilà : tout ça manque de preuves directes et on s’achemine vers un acquittement. Quand un témoin direct sort un peu de nulle part : Laurent Chaze, un mendiant connu dans la région, ivrogne notoire par ailleurs, et qui ne s’exprime qu’en patois devant une cour à qui il faut traduire son témoignage.

On a déjà vu témoin plus solide, mais qu’importe : l’homme raconte que le soir du meurtre du maquignon, il s’était fait virer à grands coups de pompes dans le train de l’auberge, faute d’avoir de quoi payer son verre.  Pour échapper au froid d’octobre, il dit être resté dans les alentours avant de se glisser de nuit dans la grange. Par un trou dans le mur, Il a tout vu. Mais vu quoi ? Le meurtre du maquignon, à qui l'épouse Martin a fait boire une tisane dans laquelle chacun voit immédiatement la version auvergnate du bouillon de onze heures. Son corps aurait ensuite été traîné hors de la salle, explique le mendiant.

Ravie, la foule tient son verdict. Encore une fois, tout le monde oublie joyeusement qu’on a retrouvé le portefeuille du mort sur lui et qu’il n’y manquait pas un billet. Que de nombreuses pièces du dossier disparaissent rapidement des archives judiciaires - les pages des livres d’état civil faisant état des étapes de la vie des époux Martin ont été arrachées – n’étonne pas grand monde non plus.

Qu’importe.

Cette fois, c’est plié. Sans l’ombre d’une preuve concrète, sans le moindre aveu, Fétiche et les époux Martin sont condamnés à mort pour le meurtre du maquignon. Quant au neveu, il sauve sa tête faute de preuves. Le plus beau, c’est que la foule est folle de rage, scandalisée par cette justice trop clémente qui ne condamne les époux Martin que pour un seul crime.

Une guillotine dans la cour

Cela dit et comme on a le plus souvent qu’une seule tête à couper, un crime suffit. Le pourvoi est rejeté, la grâce refusée par le roi et l’exécution programmée pour le 2 octobre 1833, presque deux ans jour pour jour après la découverte du cadavre d’Antoine Enjolras.

Avec un gag intéressant : les juges demandent à ce que la guillotine soit installée… dans la cour de l’auberge. Et c’est monsieur l’exécuteur en chef des arrêts criminels (le bourreau, quoi), Maître Pierre Roch, qui est dépêché de Paris en personne pour assurer l’exécution.

Encore faut-il ramener les condamnés jusqu’à leur auberge, à 20 lieues de Privas, soit 36 heures d’un abominable trajet. Pour éviter les tentatives de lynchage, le convoi doit être protégé par un escadron entier de gendarmes. L’ambiance est si délétère, l’opinion si chauffée à blanc que les prêtres qui accompagnent les condamnés demandent à être remplacés en route.

Le 2 octobre 1833 à midi, plusieurs milliers de personnes – on parle de 30 000, ce qui fait tout de même un peu beaucoup - se pressent autour de l’échafaud dans la cour d’une auberge qui n’en a jamais tant vu. C’est ce que ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à une triple exécution. Quand son tour vient, le pauvre Fétiche a un dernier cri qui sonne cette fois presque comme un aveu : « mauvais maîtres, que m’avez-vous fait faire ! » - un cri qui semblerait presque valider la thèse de l’accusation, si on veut bien oublier que ce brave Fétiche était con comme un panier d’une part, légèrement paniqué par sa mort imminente d’autre part. Pour agiter une petite touche de glauque, le fossoyeur négocier la vente des têtes, disparues du cimetière dans la nuit qui suivit l’exécution – elles avaient été moulées auparavant, pour eux que ça amuse, sans doute par souci de, euh…pédagogie ?

Une Suze, mais pas coupée, merci.

Et comme en France tout se termine par des chansons, le public ne trouve rien de mieux à faire que d’organiser un grand bal, exactement au même endroit où l’on venait de tuer trois êtres humains quelques heures plus tôt. Sans vraiment savoir s’ils étaient coupables, en dehors d’une intime conviction qui avait tout emporté.

L’auberge rouge existe toujours aujourd’hui, à Peyrebeille -elle abrite même un petit musée dédié à l’affaire. Quant au village voisin, il est pour sa part réputé pour l’excellente qualité de ses produits charcutiers. Question de tradition.



[1] « Non mais je vais juste pisser un bol » n’en fait pas partie.

[2] Pour Platon, le monde des Idées regroupe des entités uniques et absolues, chacune étant l’universel de chaque être singulier sur terre. L’Idée de table, par exemple, englobe toutes les tables existantes. Le Doliprane est sur l’étagère du haut.