En Marge, des histoires derrière l'Histoire. N'importe quoi, mais sérieusement.

L’Histoire, c'est certes l’affaire de savants spécialistes qui plongent des archives qui font éternuer. Mais c'est aussi le petit détail qui a le don de faire sourire deux gugusses dans notre genre. Ici, on se raconte les petites histoires qu'on trouve dans les marges. Et soit vous n'en avez jamais entendu parler, soit vous ne savez pas tout.

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Par En Marge
22 avr. · 4 mn à lire
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Atome, sweet home

Où on se penche sur ce qui a bien failli être le Tchernobyl américain.

Dans la nuit du 26 avril 1986, une dalle de béton de 1200 tonnes projetée en l’air par une gigantesque explosion retombe tout droit sur l’un des réacteur d’une centrale nucléaire d’Ukraine. Au-delà de démontrer qu’il ne faut pas faire chier les lois de la gravité, l’accident a le mérite de faire beaucoup pour la culture géographique moyenne en permettant au monde de découvrir l’existence d’une petite ville ukrainienne de 12 000 habitants qui n’en demandait pas tant : Tchernobyl.

Pour tous ceux qui sont en âge de se souvenir de l’épisode et de son traitement médiatique un rien stressant, Tchernobyl devient LE symbole des dangers de l’atome civil – pour ce qui est du militaire, Hiroshima et Nagasaki avaient déjà servi de leçon. Plus limitées que ce qu’on a pu craindre dans un premier temps, les conséquences de l’accident viennent au passage rappeler aux Européens qu’on ne fait pas joujou n’importe comment avec l’énergie atomique : le nucléaire, quand ça merde, ça ne fait semblant. Avant et plus encore que Fukushima, Tchernobyl demeure encore aujourd’hui l’archétype même de la catastrophe nucléaire, avec tout l’imaginaire postapocalyptique qui lui est associée : radiations meurtrières, sociétés effondrées, terres désolés, scorpions géants et tout le tintouin – coucou Fallout.

Le trauma pour toute la génération Pentium 75 et Windows 95.Le trauma pour toute la génération Pentium 75 et Windows 95.

Tchernobyl n’est pourtant pas une première. Bien avant 1986, les États-Unis avaient déjà eu droit à une sérieuse piqûre de rappel que Tchernobyl a un peu effacée depuis mais dont on trouve par exemple la trace dans des classiques de la chanson et de la pop culture. Publiée en 1980 la (longue) nouvelle Brume de Stephen King fait comme Les Robots et l’Empire d’Isaac Asimov plusieurs allusions directes à une groooooosse alerte encore toute fraîche dans l’esprit de ses compatriotes : l’accident de Three Miles Island, en 1979.

Oh la belle centrale

Parallèlement au programme de dissuasion nucléaire engagé dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis d’Eisenhower s’engagent en 1953 dans un programme civil, Atoms for Peace. On a déjà vu de moins gros sabots que dans un slogan comme “des atomes pour la paix”, mais huit ans après le champignon d’Hiroshima, on fait comme on peut pour rassurer la planète en poussant un objectif éminemment noble, bien entendu : partager la technologie nucléaire civile avec le monde entier (dont l’Iran, pour la vanne) dans le but de gagner les cœurs et les esprits. Bon, et dominer le marché mondial du nucléaire, certes - business is business. Évidemment, quand l'Inde fait péter une bombe atomique en 1974 en utilisant le plutonium d'un réacteur de recherche généreusement fourni par les ingénieurs et les industriels américain, Atoms for Peace devient d’un coup nettement moins hippie – mais un peu tard.

Trois cents, le juste prix pour un slogan pourri.Trois cents, le juste prix pour un slogan pourri.

Sur le sol américain, le programme nucléaire civil de l’Oncle Sam s’est rapidement concrétisé. La première centrale made in America voit le jour à Shippingport, en Pennsylvanie. À la différence de ce que ces sales rouges de Français choisissent de faire au même moment, le calendrier nucléaire américain n’est pas géré par une unique entreprise publique mais par un grand nombre de firmes privées. Avec une conséquence logique : les centrales américaines sont plus nombreuses mais de petite taille, avec un seul réacteur dans la plupart des cas. À la fin des années 70, le pays en compte tout de même plus de 350, actifs ou en construction.

L’accident comme si vous y étiez

Sortie de terre à partir de 1968 en Pennsylvanie, la centrale de Three Mile Island (immortalisée au cinéma par Gavin Hood dans X-Men Origin : Wolverine) est encore un équipement tout jeune en 1979 : cinq ans de service à peine. Ses quatre tours, construits sur une île au milieu du fleuve Susquehanna, produisent 1700 mégawatts et alimentent en électricité une partie de la côte est des États-Unis.

Tout se passe bien jusqu’au mercredi 28 mars 1979. À 4 heures du matin, des générateurs de vapeur tombent en panne : l’eau nécessaire ne leur arrive plus. Qu’à cela ne tienne, les mécanisme de sécurité prennent le relais et les pompes de secours sont aussitôt déclenchées pour les alimenter – ce qui serait épatant, si un opérateur n’avait pas laissé les vannes d’alimentation fermées après un test précisément destiné à tester leur fonctionnement…

Le temps de les rouvrir à la main – il faudra 8 minutes - tout part en quenouille dans le centre de commande ; les consoles de contrôle commencent à faire bip-bip dans tous les coins et tous les voyants qui font peur s’allument avec un très joli effet Merry Christmas. Les opérateurs réagissent sur la foi des indicateurs et des voyants concernés mais certains voyants leur transmettent des informations erronées ou… invisibles : sur leurs tableaux de bord, des étiquettes cartonnées fixées aux manettes masquent à moitié certains témoins lumineux... Oui, hein, à quoi ça tient ?

Alors quand en plus l'étiquette est sous les godasses des responsables...Alors quand en plus l'étiquette est sous les godasses des responsables...

Résultat ? Trompés par un système défaillant, mal informés sur l’état du cœur du réacteur, les ingénieurs font exactement le contraire de ce qu’il aurait fallu faire. Le circuit de refroidissement qu’ils croient plein d’eau est en fait quasiment vide. Le cœur du réacteur commence à émerger - et à fondre. Et ça, c’est un peu comme quand l’esquimau des vacances commence à vous dégouliner sur les doigts, c’est jamais bon. 2 heures et 14 minutes après le début de l'accident, l'alarme qui signale une radioactivité élevée dans l'enceinte de confinement se déclenche.

Au cours des heures qui suivent, les opérateurs finissent par réaliser que toutes leurs décisions sont prises sur la base d’informations erronées. Ils tentent à nouveau d’alimenter le circuit primaire en eau et finissent par y parvenir (heureusement) mais dans un premier temps, rien ne parvient à refroidir la température. Le combustible se refroidit bien - mais doucement. La sortie de crise sera longue : il faudra des jours aux ingénieurs pour parvenir à éliminer le risque le plus sérieux : l’explosion d’hydrogène qui aurait fait péter l’enceinte de confinement. Et ce n’es  VRAIMENT pas passé loin, parce qu’une petite quantité d’hydrogène a bel et bien pété neuf heures et cinquante minutes après le début de l’accident, en provoquant un pic de pression de 2 bars dans le bâtiment du réacteur – pas assez pour endommager la structure.

C’est passé à ça de ma mère

Si le réacteur a fondu façon raclette, l’enceinte a dieu merci tenu bon. Les rejets radioactifs sont pour l’essentiel restés cantonnés à l’intérieur de la centrale, en dehors de quelques échappées de gaz et d’eau radioactifs trop faibles pour représenter le moindre danger. 36 heures après le début de la crise, Three Mile Island peut souffler : il n’y a pas de victimes et le risque est maitrisé. C’est petit miracle, au vu des dégâts : six ans après l’accident, l’introduction d’une caméra dans la cuve montre que la moitié du combustible avait fondu et qu’une partie - vingt tonnes tout de même, soit un cinquième du total – s’était répandue dans le fond de la cuve. Heureusement sans la traverser…

Homer Simpson, jeunes années.Homer Simpson, jeunes années.

Sur plan financier, les opérations de nettoyage, démarrées en août 1979, coûtèrent près d’un milliard de dollars et durèrent quatre ans. Quant au bilan sanitaire, on s’engueule toujours aujourd’hui sur la question. Les industriels, l’état fédéral et une large partie des chercheurs et des autorités sanitaires estiment que l’accident de Three Mile Island n’a fait aucune victime, directe ou indirecte. D’autres ne partagent pas l’analyse et affirment que la mortalité infantile et les taux de cancers ont été plus élevés en moyenne que dans certaines zones en aval de la centrale – ce à quoi les autorités répondent que les demandes de dépistage ont explosé dans les années qui suivent, permettant mécaniquement une meilleure détection de cas de cancers qui ne sont pas en soi liés à l’accident.

Retournement d’opinion

Dehors, l’accident passa d’autant moins inaperçu que son degré réel de gravité resta flou. Mal préparées, mal organisées, confrontées à une pression médiatique massive à laquelle personne ne les avait formées, les autorités envoient des messages alambiqués et contradictoires qui ne rassurent personne.

L’autorité nucléaire, la NRC, commence par se montrer rassurante avant de parler deux jours plus tard d’un risque de fusion toujours possible. Le gouverneur de Pennsylvanie demande par précaution l’évacuation des plus jeunes enfants et des femmes enceintes, deux jours après le début de l’accident. Ce qui entretient la peur et pousse des dizaines de milliers d’habitants du comté à fuir la région en voiture, plus de 200 000 personnes en tout. La visite sur place du président Jimmy Carter, le 1er avril (bon choix, Jimmy) contribue à rassurer la population sans mettre fin aux inévitables rumeurs qui se répandent dans le grand public.

Si l’accident n’explique pas à lui seul le retournement de stratégie américain en matière de nucléaire, le fait est que le ton changea après Three Mile Island : 51 projets de construction de réacteurs sont abandonnés. Au niveau américain comme au niveau mondial, l’accident marque la fin de l’enthousiasme pour une source d’énergie qui n’avait que peu d’opposants jusque-là. Sept ans tard, l'accident infiniment plus grave de Tchernobyl - sans parler de celui de Fukushima – allait passer une nouvelle couche.

Oh, une dernière chose : l'accident n'a concerné que l'unité 2 de Three Mile Island – autrement dit, la centrale fonctionne toujours. Son unité 1 alimente 800 000 foyers et a été jugée suffisamment sûre pour que sa durée de vie soit prolongée.

Jusqu'en 2034.

On laisse ça là, ça peut toujours servir. On laisse ça là, ça peut toujours servir.

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En Marge est commis vous est proposé par Samuel Brémont et Jean-Christophe Piot, auprès desquels vous pouvez vous plaindre ou adresser vos remarques ici ou . Vous pouvez également écrire à en.marge007@gmail.com, ou nous suivre à En Marge.